TEORE - Recherches

RSCS

Projet

Depuis quelques années coexistent, dans les locaux de la Faculté de théologie de l’UCL, deux formations : l’une en théologie, l’autre en sciences des religions. Cette coexistence prend la forme d’un projet interdisciplinaire au sein de l’Institut RSCS, qui rassemble non seulement des théologiens, mais aussi des philosophes, des spécialistes en littérature, des historiens, des chercheurs spécialisés dans des religions non chrétiennes, etc.

Ces deux réalités locales, à l’UCL, s’insèrent en fait dans une tendance beaucoup plus large, l’importance et la place croissantes que prennent les religious studies, les approches non confessantes des religions. Celles-ci entrent parfois en conflit avec les études proprement théologiques, confessionnelles, voire confessantes.

Comme le disait, lors d’une conférence donnée à notre Faculté, le Prof. Klaus Müller, ancien Doyen de la Faculté de théologie catholique de l’Université de Münster, et membre d’un groupe de travail du Conseil fédéral à la politique universitaire (Wissenschaftsrat) sur le rôle et la place des « théologies et sciences des religions dans l’enseignement supérieur en Allemagne » : « Tout ce débat acquiert de nouvelles dimensions et une nouvelle pertinence du fait que, à contre-courant de la baisse globale des étudiants en théologie, le nombre des étudiants en science des religions augmente sensiblement. De même, les représentantes et représentants de cette discipline prennent conscience d’eux-mêmes. De larges cercles, parmi eux, considèrent d’ores et déjà que, dans les conditions de la modernité tardive, ils sont les héritiers légitimes des théologies, et qu’ils les remplacent dans le monde universitaire. Ils considèrent aussi que ces théologies n’ont, au sens strict, plus de place dans le champ scientifique, à cause de leur lien, constitutif selon elles, à une confession particulière, qui les empêche de satisfaire aux critères modernes de scientificité . »

Les religions, lors de l’avènement de la modernité, étaient perçues comme de faux savoirs, et de véritables obstacles à l’autonomisation et à l’émancipation de l’être humain. Des obstacles appelés à disparaître, ou à se dissoudre dans une « religion naturelle », qui se trouva bientôt fort utilement remplacée par un idéal séculier. Mais les discours sur la dissolution ou la pure privatisation de la religion n’ont pas été couronnés de succès, et les expressions actuelles des religions sont rapidement interprétées, par notre modernité tardive, en termes de « retour », de « repli identitaire », de résidus à ce point irréductibles qu’ils appellent éventuellement des « accommodements raisonnables ». Les religions, comme expressions culturelles irréductibles, peuvent être objet d’études, mais il « va de soi » que seules les approches externes et désengagées du « fait religieux » satisfont aux critères de scientificité que sont l’objectivité et la distance critique.

Face à ces tendances, la théologie chrétienne peut faire le pari de la « rupture », de l’affirmation d’une altérité spécifique, qui serait oubliée ou méconnue : la spécificité de la théologie catholique, éventuellement menacée par les sciences des religions. Mais il serait pour le moins étrange qu’une théologie si prompte à dénoncer le complexe obsidional de l’Église, le fasse sien pour affirmer sa spécificité. Elle peut aussi choisir une autre voie, liée au rappel de cette altérité qui dans l’existence humaine se manifeste comme excès, comme inappropriable, et que Pierre Gisel nomme « hétérologie » : « En tout cela, on en appellera non à une vision totalisante – quelle qu’elle soit – mais à un geste singulier, sur fond multiple, un geste à chaque fois incarné dans les jeux des corps et du monde, inscrit dans des ‘dispositifs’, donc de l’historique situé, particulier, et en forme de destin. Il y a de l’hétérologique, de fait, et à mettre au jour, ou à désobturer, parce que le temps n’est pas linéaire, continu, homogène ; et que les projets qui ont pu ou peuvent s’y inscrire ne sauraient, sauf fantasmes, se comprendre comme prenant la suite d’une origine ancienne, inaugurante, ni comme visant une fin à venir, d’achèvement ou de récapitulation . »

La pertinence d’un propos théologique – quel qu’il soit, de quelque religion qu’il provienne –, la légitimité d’un discours qui se reconnaît comme lié à une tradition, et porté par des convictions, n’est certes plus, désormais, donné d’avance. Mais il peut, dans sa particularité, faire valoir les droits de la réflexion. Il peut utilement rappeler que la pensée ne se limite pas à l’acquisition de connaissances descriptives. Que l’humain ne se laisse pas enfermer dans une fausse alternative, entre les savoirs considérés comme objectifs, d’une part, et les croyances ou les jugements de valeurs, qualifiés de subjectifs, et dont on ne discuterait pas. Ce qui est discutable, objet possible d’argumentation, est plus large que le seul champ de la seule description.

Ce qui se joue, dans la rencontre, le débat, voire éventuellement les conflits entre des approches « à distance » du fait religieux, et des approches engagées de l’intérieur de la réalité religieuse qu’elles étudient, c’est le statut du religieux dans l’humain et dans la société, c’est la manière dont ce « religieux », et peut être – plus important encore – l’altérité dont il est le signe, sont traités dans l’espace public. Rien ne serait plus regrettable qu’une simple répartition des rôles : au théologique, la croyance et la conviction personnelles, au scientifique, l’approche distanciée et normalisée. Mais il ne s’agit pas seulement de faire valoir les droits des théologies : il s’agit aussi pour elles de se laisser déplacer, à nouveau, tout d’abord par des approches d’autres religions, d’autres traditions, mais aussi par l’autre regard que peuvent porter sur cette réalité dont elles parlent, d’autres approches, disons pour faire vite celle des « sciences des religions ».

L’Institut RSCS, et plus largement l’Université catholique de Louvain, sont des lieux où ce débat peut avoir lieu. Non seulement parce que des spécialistes sont là, des interlocuteurs de valeur, mais aussi parce qu’elle laisse place, à travers une Faculté de théologie catholique, à une réflexion qui à la fois reconnaît la particularité de ses racines, de son « lieu », et cherche à ne pas se laisser enfermer dans un seul « langage de la tribu » chrétienne. Paradoxalement, peut-être, la reconnaissance de cette particularité est une chance pour qu’un dialogue puisse s’engager, entre théologies et sciences des religions, qui n’est pas seulement « interdisciplinaire », mais qui plus profondément met en jeu la capacité de l’humain à poser la poser la question de la vérité de ce/celui en quoi/qui il se fie.

Au cours des deux prochaines années, notre objet sera le suivant : comment différentes traditions religieuses et philosophiques conçoivent et pensent les rapports entre la réalité transcendante dont elles témoignent et les langages qu'elles emploient pour l'exprimer. Entre une réalité déclarée inconditionnée et des langages nécessairement situés, culturellement et historiquement. Quelles sont leurs stratégies pour surmonter ces difficultés, et comment leur corpus doctrinal et leurs pratiques sont-ils affectés par cet écart éventuellement reconnu entre ce qui serait à dire, et ce qui peut être dit.

Au cours de la première année, ce travail prendra en particulier la forme d'un colloque international, et d'une journée d'étude.