2014-2015
Selon un apologue bien connu en Inde, sept aveugles sont réunis autour d’un éléphant et tentent, chacun, de décrire ce qu’ils sentent avec leurs mains. Diversement interprété par les traditions qui l’utilisent, cette histoire illustre à merveille les problèmes qui surgissent lorsque l’on essaie de décrire l’Inconditionné. Qu’il s’agisse de Dieu, de l’Absolu ou encore de l’Eveil, ces traditions religieuses attestent une expérience de l’indicible, et tentent d’en témoigner. Comment parler de l’absolu, de l’inconditionné, de Dieu, si notre discours et notre savoir sont finis, conditionnés, liés intrinsèquement à ce qui constitue notre monde ? Question décisive pour de nombreuses traditions religieuses, qui réfléchissent sur l’inscription de cet écart dans leur discours : apophatisme, théologie négative, analogie, doxologie…
Questionnement que le bouddhisme estime avoir résolu, en posant que le langage ne peut atteindre la vérité. Le langage ne permet que de parler de ce monde, que les mots ne désignent que par convention. Cet écart irréductible concerne aussi les doctrines, l’enseignement, la transmission des pratiques, qui ne sont, selon l’enseignement du Bouddha, qu’un radeau qu’il convient de laisser lorsque l’on a traversé le fleuve : ni les pratiques, ni le discours, sujets tous deux aux causes et aux conditions, ne peuvent provoquer l’éveil. Mais ils peuvent cependant favoriser les conditions de son émergence, en clarifiant le rapport entre réalité absolue et réalité relative : car l’une et l’autre sont d’une même essence, elles sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. L’esprit conditionné est issu en effet de l’esprit inconditionné, mais il ne comprend pas ce qu’il est.
Affirmer que la vérité est inaccessible par le langage, c’est la plupart du temps, pour une tradition religieuse, tenir que l’expérience prime sur la doctrine, que la seconde est une expression imparfaite de la première. On est alors conduit à affirmer un accès possible au monde, et à un au-delà du monde, en deçà ou au-delà du discours. Thèse explicite en bouddhisme, qui se heurte directement non seulement aux analyses hégéliennes du ceci et du maintenant, mais plus généralement à la révolution introduite par Frege, Russell puis Wittgenstein, selon laquelle la pensée se constitue dans et par un langage soumis aux règles d’une logique (ce qui conduit aussi à récuser tout projet critique qui entendrait se déployer dans le champ de la pensée pure).
Affirmer que la vérité est inaccessible par le langage, c’est aussi développer des stratégies dans le discours, pour surmonter ce handicap par des formes aussi peu propositionnelles que possible : les symboles, les contes, la narration, le paradoxe, etc. Malgré (ou à cause de) cette méfiance à l’égard du langage, le bouddhisme est confronté à des difficultés spécifiques lorsqu’il doit s’exprimer dans nos langues occidentales, à la conceptualité marquée par une tradition métaphysique, lui qui est une pensée rigoureusement anti-métaphysique. Plus encore, tout ne semble pas traduisible : ainsi les mantras ne sont pas traduits, au nom de correspondances entre des sons et les canaux du corps subtil.
Dans le cadre de cette réflexion sur le lien et l’écart entre langage et inconditionné, notre attention se portera aussi sur deux questions plus spécifiques : l’expression artistique de l’expérience spirituelle, expression fondamentale qui, si elle n’est pas de l’ordre du langage, n’en n’est sans doute pas moins de l’ordre de la pensée, et les relations délicates entre l’expérience spirituelle et l’argumentation éthique, relations qui peuvent elles aussi impliquer des considérations esthétiques.
L’objet de ce colloque sera doc double. D’une part, étudier la relation entre langage et inconditionné dans la diversité des écoles bouddhistes, et d’autre part analyser comment diverses traditions religieuses ou philosophiques pensent et pratiquent cet écart assumé entre ce qui serait à dire et ce qui peut être dit, et cela dans diverses formes d’expressions et de langage. Déclarer indicible, dire indicible, une réalité inconditionnée, est-ce là une contradiction qui nous conduit directement à dépasser une forme de dualisme abstrait ? Ou contraint-elle à se taire, au nom de la logique de l’énoncé ? Ou bien encore est-ce la trace d’une altérité à l’œuvre dans le langage, et qui concernerait tout aussi bien l’expérience sensible que l’expérience religieuse, si elle existe ?