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Tolérance : lexique moral et politique

Dans le cadre de cette Chaire de recherche, le concept de tolérance est conçu à la fois comme une vertu morale individuelle, mais également une valeur politique. On vise à en cerner les contours de deux façons qui seront amenées à constamment s’entrecroiser pour mieux se questionner réciproquement.

Tolérance : les discours

D’une part, nous visons à cerner et à analyser les discours des jeunes à propos de la tolérance, depuis diverses portes d’entrée, mais aussi leurs références et les fondements (antagoniques ?) de leurs interprétations afin de saisir où se situent les enjeux et tensions qui s’y donnent à voir. Dans ce cadre, il sera important de tenir compte des vécus subjectifs des jeunes, tout en sachant que ce thème de la tolérance apparaît crucial tant il se situe au coeur de la construction des rapports entre l’individu et l’État, mais aussi entre l’individu et sa religion ainsi qu’entre l’individu et le monde social en général (au sein de son groupe de référence ou d’appartenance spécifique, mais aussi au-delà). Comment parlent-ils/elles de ce thème ? Quelles connotations y accolent-ils/elles ? Pourquoi ce thème de la tolérance leur apparaît-il pertinent ou non ? Comment, c’est-à-dire selon quelles modalités, depuis quelles dimensions ? Dans quelle mesure celui-ci est-il, ou non, perçu comme limitant les libertés individuelles, voire antagonique à celles-ci ? Comment par exemple cette forme de retenue ou de réserve qu’impose l’injonction de tolérance face à des choses ou des comportements que l’on désapprouve ne vient-il pas contredire un impératif islamique tel que celui de « l’injonction au bien et au pourchas du mal » que chaque croyant est, selon certaines interprétations, censé rappeler à tout coreligionnaire afin de le maintenir dans la « voie droite ». Bref comment les jeunes, musulmans et les jeunes nonmusulmans, construisent-ils leurs rapports à ce thème de la tolérance dans un contexte où l’individualisme et le respect des droits individuels apparaissent sacralisés ? D’autre part, toutes ces investigations socio-anthropologiques seront éclairées à la lumière de recherches de nature juridique et historique qui viseront à appréhender ce concept dans ses différentes dimensions.
Aborder ce thème de la tolérance, dans ses acceptions passées et telles qu’elles se construisent à l’époque contemporaine, nous apparaît une étape décisive pour mieux cerner l’un des grands enjeux de la « rencontre complexe » (F. Dassetto) qui se joue aujourd’hui en Belgique et en Europe avec l’importante présence de musulmans dans nos cités qui sont porteurs d’histoires et de visions de l’homme et de la société qui sont différentes de celles qui se sont développées dans le contexte occidental.

Une première focalisation :
les jeunes de religions et convictions différentes

Première focalisation, le champ prioritaire choisi est celui des populations jeunes de 15 à 25 ans, issus de milieux sociaux et de religions différentes. D’une part parce qu’il y va de l’avenir de nos sociétés. Mais aussi d’autre part, parce qu’il s’y opère aujourd’hui un tournant dans les modes de pédagogie sociale. Plus concrètement, il s’agit d’y examiner d’abord les usages lexicaux religieux, le type de connaissance/ignorance/mise en oeuvre des argumentations issues de leurs ressources religieuses propres, de celles qui leur sont étrangères, et de celles de la société civile. Ensuite, il s’agit d’examiner si et comment les politiques publiques ou religieuses contribuent à orienter ces usages et selon quelles modalités.

Une seconde focialisation :
le conflits des rationalités

Une Seconde focalisation, le choix des thèmes où pourraient se jouer des conflits ouverts de rationalité théologique et séculière. Il s’agit pour le projet de revenir à des « questions sensibles » pour 1° savoir quel est le contenu exact des traditions religieuses sur la question ; 2° comprendre ce qui est exactement en jeu dans les mobilisations voire les revendications des uns et des autres ; 3° proposer les limites d’une cohabitation « raisonnable » dans laquelle les libertés de chacun sont garanties, mais la vie commune est possible.

La perspective du projet n’est pas en soi de reposer les termes d’un « dialogue interreligieux » dont la finalité serait elle-même théologique. À l’autre extrême, il ne s’agit pas non plus de prétendre que le facteur religieux soit l’unique facteur explicatif, qu’il s’agirait dès lors de cerner selon des méthodes plus invasives.
Le projet entend analyser — comme un élément certes non suffisant, mais nécessaire — les formes de dialogue des raisons avec et au sein de la société civile, et avec les raisons séculières d’un État réputé neutre, non pas comme mutation de pratiques formelles, mais à tout le moins comme une médiation d’arrière-plan apte à faciliter les dispositifs de respect, d’estime sociale et de cohésion sociale.
La réouverture des philosophies politiques contemporaines à une prise au sérieux de la raison religieuse, tant chez John Rawls que chez Jurgen Habermas ou Jean-Marc Ferry par exemple, ont été depuis les années 1990 — et sont encore — un lieu majeur pour problématiser les enjeux d’une parole reconstruite à plusieurs voix : qu’il s’agisse d’un « agir communicationnel » ou d’une « religion réflexive », il s’agit de montrer le tournant occidental d’une reconnaissance par l’effort commun dans l’interpellation des raisons, plutôt que des forces et des compromissions.
Ces prospectives ont été l’occasion d’une vaste littérature en théologie catholique, entrant en dialogue notamment avec Jürgen Habermas, comme l’avait fait le Pape Benoit XVI lui-même, alors cardinal Ratzinger. Cet exercice théologique, qui n’a pas été mené avec l’Islam selon les mêmes formes, n’a pas été non plus confronté aux données sociologiques les plus concrètes, dans l’émergence de nouvelles pratiques sociales (bottom-up), voire dans certaines expérimentations ponctuelles promues ou testées par autorités publiques, tant nationales qu’européennes, notamment dans le cadre du dialogue soutenu par l’Union européenne (art. 17 TFUE) ou par le Conseil de l’Europe (Livre blanc du Dialogue interculturel) (top-down). Comment ces modalités d’interaction entre raisons et traditions peuvent-elles être formalisées pour fonder une gestion mieux instruite de la diversité et plus apte à faire émerger des attitudes concrètes de tolérance ? Les hypothèses de base de la recherche, centrées sur la mobilisation des arrière-plans théologiques et lexicaux des différentes parties, ne resteront pas théoriques. Elles seront testées non seulement dans une approche historique de l’évolution des concepts et des pédagogies de la tolérance au cours au cours du XXe siècle, mais aussi dans une approche juridique de leurs potentialités concrètes en droit belge et européen, et ce dans des lieux institutionnels concrets.
 

Deux sous-thématiques : pudeur et prosélytisme

Parallèlement à ces deux focalisations susmentionnées, une attention spécifique sera accordée, lors de colloques, à deux questions « sensibles » relativement à la question générale de la tolérance : la pudeur et le p r o s é l y t i s m e . Ces deux colloques successifs permettront d’alimenter les réflexions et débats relativement aux recherches menées par les doctorants.
Entre socio-anthropologie, droit, histoire et théologie Loin de laisser le religieux dans un état de boîte noire muette et ininterrogée, il s’agit d’examiner comment les ressources théologiques et discursives peuvent être mobilisées tant dans le christianisme que dans l’islam, mais aussi chez des jeunes qui se disent plutôt humanistes ou rationalistes, pour construire les conditions d’un monde commun, tolérant et respectueux plutôt qu’arbitraire, autoritaire, ou vide de sens.

Outputs et recommandations pratiques

Dans le cadre de cette recherche où s’entrecroisent analyses socio-anthropologique, historique et juridique, le projet vise tout d’abord à mieux comprendre où se situent les tensions et les modalités selon lesquelles celles-ci se sont exprimées historiquement et aujourd’hui. Il porte notamment sur des champs concrets, comme celui du milieu hospitalier universitaire où se côtoient jeunes étudiants et jeunes adultes patients ou employés. L’approche juridique permettra d’opérationnaliser les constats sociologiques et pédagogiques dans des recommandations et par la validation de bonnes pratiques. Ces recommandations seront elles-mêmes attentives à la diversité des modèles de gestion de la diversité, en particulier à la question de la différenciation entre gestion publique et privée de la diversité religieuse. De ce point de vue, les renforcements lexicaux de la tolérance ne se concevront pas seulement du côté des individus, usagers publics ou privés, mais aussi comme un know how institutionnel et collectif à spécifier.