Malheureusement, Rusesabagina se heurte régulièrement aux menaces de morts des miliciens et des militaires, qui lui reprochent de protéger les « cafards ». Certains épisodes sont plus éprouvants que d’autres. Le 23 avril, à 6 heures du matin, un jeune officier du renseignement militaire se présente à la réception de l’Hôtel et appelle la chambre de Rusesabagina. Il lui ordonne de rassembler immédiatement tous les réfugiés dehors. Encore au lit, Rusesabagina explique à son interlocuteur que ces gens n’ont nulle part où aller, leurs maisons ont été détruites et de nombreux membres de leurs familles tués. Le jeune officier l’interrompt : « Ce n’est pas ton affaire, chaque réfugié doit rentrer chez lui ». Rusesabagina est sidéré. Après une minute de silence, il demande qu’au moins trente minutes lui soient accordées. Le militaire accepte, sans bouger de la réception. Monté sur le toit de l’Hôtel, Rusesabagina s’aperçoit que le bâtiment est encerclé par des soldats et des miliciens armés jusqu’aux dents.
Heureusement, le téléphone fonctionne encore. Il se met alors à alerter tous ses contacts dans l’armée. Il explique la situation à certains réfugiés influents, afin qu’ils implorent le secours de toute personne ou institution importante. Leurs efforts payent : en peu de temps, le chef d'Etat-major adjoint de la gendarmerie nationale, accompagné de ses gardes du corps, arrive à l’Hôtel et convainc le jeune officier de partir.
Un autre jour d’avril, un journaliste rwandais réfugié à l’Hôtel appelle la rédaction de la radio française, RFI, dont il est le correspondant à Kigali. On lui demande de faxer la liste des réfugiés, afin d’encourager les gouvernements étrangers et l’ONU à organiser une évacuation. Rusesabagina lui prête le fax de l’Hôtel. D’autres réfugiés contactent leurs proches, amis et connaissances à l’étranger pour solliciter des lettres de prise en charge.
Ayant eu vent de ces actions, la radio RTLM qualifie l’Hôtel des Mille Collines de « nid de cafards »1 . Le matin du 26 avril, considérant que les réfugiés n’ont plus rien à perdre, le journaliste rwandais décide d’accorder une interview à la RFI afin d’expliquer au monde entier, pour la première fois de manière objective, ce que traverse le pays. Il indique notamment que les forces gouvernementales sont en train de perdre du terrain au profit des rebelles du FPR, qui occupent déjà certains quartiers de la capitale. Son interview est diffusée sur les ondes de nombreuses radios étrangères.
A partir de cet instant, le journaliste devient la personne à abattre. Le téléphone de l’Hôtel est immédiatement coupé, mais la ligne fax y échappe. Vers huit heures, un colonel de la gendarmerie nationale de Kigali vient en personne chercher ce « chien de journaliste ». Sans trembler, Rusesabagina s’oppose, et négocie, deux heures durant, avant de réussir à le détourner de ses intentions. Mais d’autres tueurs sont envoyés pour exécuter le journaliste. La tension est telle que certains réfugiés, compagnons d’infortune du journaliste, l’insultent, le qualifient d’irresponsable et lui demandent de quitter l’Hôtel pour éviter un massacre.
Rusesabagina s’interpose : il demande au journaliste de ne pas céder aux menaces et de ne surtout pas bouger de l’Hôtel. Il lui révèle être en contact avec la MINUAR. Le capitaine sénégalais Mbaye Diagne , un brave casque bleu, vient voir le journaliste et le réconforte. La chambre du journaliste est connue de plusieurs réfugiés, Rusesabagina craint que son numéro soit divulgué ; il lui change de chambre et lui conseille d’enlever le numéro sur la porte. Finalement, le journaliste sera évacué le 29 mai 1994 à Kabuga, dans la préfecture de Kigali-rural, contrôlée par le FPR. Rusesabagina sauva la vie de ce journaliste qu’il connaissait à peine depuis deux semaines.
1 La Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) incitait au génocide des Tutsi et aux massacres des opposants Hutu qu’elle qualifiait de cafards, dans le but de les déshumaniser.