Le 11 avril, le directeur général de l’Hôtel des Mille Collines, un expatrié, est évacué. Il informe son homologue, Paul Rusesabagina, de l’ampleur des massacres et des combats qui se déroulent entre l’armée gouvernementale et les rebelles du FPR dans plusieurs quartiers de la ville de Kigali. Il lui demande de visiter l’Hôtel des Mille Collines si cela est possible.
Le lendemain, le gouvernement intérimaire quitte la ville de Kigali pour s’établir à Gitarama, à une cinquantaine de kilomètres. Rusesabagina embarque sa famille et suit les convois militaires lourdement armés qui escortent le gouvernement intérimaire. Pourtant, il bifurque à l’approche de l’Hôtel des Mille Collines. Son arrivée dérange certains employés qui refusent de lui remettre les clés.
En effet, depuis l’évacuation du directeur général, ces derniers conservent les clés de l’Hôtel, contrôlent les stocks et se sont arrogés de nombreux privilèges et pouvoirs qu’ils n’ont pas envie de perdre. La direction de SABENA à Bruxelles intervient en envoyant un fax nommant Rusesabagina Directeur Général de l’Hôtel des Mille Collines et Représentant de tous les intérêts de SABENA au Rwanda.
Hélas, la situation dans l’Hôtel est alarmante : quelques centaines de réfugiés sont dépourvus de toute protection et les miliciens Interahamwe commencent à ériger une barrière à l’entrée de l’Hôtel. Mais Rusesabagina connaît personnellement le commandant de la gendarmerie nationale de Muhima, chargée de la sécurité du quartier. Il négocie et obtient de lui cinq gendarmes pour protéger l’Hôtel et empêcher les miliciens Interahamwe d’y installer leur barrière.
Jour après jour, les réfugiés continuent d’affluer, après avoir traversé de nombreuses péripéties. En effet, plusieurs barrages encerclent l’Hôtel. La plupart des réfugiés les franchissent grâce à l’aide de certains militaires ou chefs miliciens. Rusesabagina utilise ses liens d’amitié avec certaines autorités pour faire venir à l’Hôtel quelques-uns de ses amis menacés.
Parmi eux, une femme Tutsi médecin, bloquée pendant deux semaines dans son quartier avec son mari et leurs enfants déclare aujourd’hui : « (…) Paul appela de Mille Collines. C’était un vieil ami, et il vérifiait qui était encore en vie, pour pouvoir les sauver »1.
Une autre survivante du génocide raconte : « Le lendemain j’apprends que le directeur de l’Hôtel des Mille collines a été rapatrié vers Bruxelles ou quelque part ailleurs et qu’il a été remplacé par un ami à moi. (...) J’avise le médecin et lui demande d’aller avertir le directeur de l’hôtel de ma présence à Saint Paul : (…) Le médecin fait trois fois aller-retour entre la paroisse et l’hôtel, (…). Chaque fois, il rentre bredouille : le directeur est introuvable mais un employé a pris le message. Je commence à désespérer. Il y a parmi les réfugiés une ambiance de plus en plus morne. (…). Tout à coup, un immense silence se fait dans la chapelle. Les femmes se mettent à trembler, (…). Je me tourne vers l’entrée. Je crois voir la mort. C’est un grand officier, armé d’un revolver, qui se dresse dans l’embrasure de la porte, flanqué de deux soldats armés de mitraillettes. « Le directeur de l’Hôtel des Mille Collines m’envoie vous chercher pour vous conduire sous escorte chez lui. – Pardon ? – Je vous dis que j’ai reçu l’ordre de vous conduire à l’Hôtel des Mille Collines. » Je ne comprends pas très bien. Suis-je déjà au Paradis ? (…) Je ne peux pas partir sans les deux enfants de ma nièce. – Où est le problème ? Emmenez-les, bon sang ! » Je me demande un instant si ce n’est pas un piège pour nous assassiner après nous avoir torturées. Mais je trouve un argument décisif : un militaire des forces gouvernementales ne peut pas savoir que je connais le directeur de l’hôtel »2.
De même, Rusesabagina accueille chaleureusement tous les réfugiés, sans distinction. Parmi eux, des Tutsi, des opposants politiques et dissidents Hutu, ainsi que quelques étrangers. Il s’arrange pour trouver de la place pour tout le monde, dans les chambres et dans les halls. Dans sa propre suite, il installe 40 personnes. L’Hôtel des Mille Collines n’est plus un lieu de luxe, c’est un camp de réfugiés. Dans le hall, des vêtements, des sacs de vivres, des matelas et quelques couvertures traînent par-ci par-là; les canapés en cuir sont regroupés et forment de vastes lits ; les ampoules des lustres ne sont pas remplacées ; les poubelles en plastique sont utilisées pour puiser de l'eau.
Parmi les réfugiés se trouvent des médecins, infirmiers, journalistes, magistrats, fonctionnaires et hommes d’affaires. Ils ont, de ce fait, plusieurs contacts avec des personnes influentes, qu’elles soient rwandaises ou étrangères. Rusesabagina les autorise alors à utiliser gratuitement le téléphone et le fax de l’Hôtel pour alerter tous ceux qui pourraient les secourir. Toujours disponible pour écouter les réfugiés, son bureau leur est toujours ouvert.
1 Philip Gourevitch, We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families, Editions Farrar, Straus and Giroux, 1998. Ce livre a été traduit en Français en 1999 et publié aux Editions Denoël de Paris, sous le titre : Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles.
2 Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Editions Fixot de Paris, 1997