La constitution dans tous ses états

LOUVAINS

Socle qui établit les règles du vivre ensemble au sein d’un État, la Constitution n’offre pas partout le même visage. Une 'vieille dame'? Elle est surtout au centre d'enjeux majeurs.

Réviser, ne pas réviser ?

« La Constitution ? Elle établit les règles obligatoires du vivre ensemble », résume le Pr Marc Verdussen. Est-elle modifiable ? Le directeur du Centre de recherche sur l’État et la Constitution à l’UCL pointe deux enjeux : la place du citoyen (ci-contre) et le rapport au temps. « L’idée est admise qu’il faut pouvoir réviser la Constitution sans verser dans la précipitation. Ce temps long est certes positif, mais il a aussi des effets pervers ». En Belgique, le processus de révision s’étale sur deux législatures, ce qui provoque un décalage entre les prévisions constitutionnelles faites avant les élections et les priorités constitutionnelles défi nies après, et cela conduit parfois à des manoeuvres de contournement.

Par ailleurs, en Europe, « la tendance est à considérer que rien ne peut arrêter un dessein politique, pas même le Constituant ». Et de rappeler l’affaire du burkini en France, lorsque, son interdiction déclarée inconstitutionnelle par le Conseil d’État, Nicolas Sarkozy proposa de changer la Constitution et de constitutionnaliser cette interdiction. La lutte contre le terrorisme n’y échappe pas : dans un contexte de grande insécurité, il est tentant d’insérer dans la Constitution des mesures parfois utiles, parfois aussi peu productives voire contre-productives. Certains pays ont défi ni un noyau constitutionnel intangible, comme la ‘dignité humaine’ en Allemagne. « Cela fait réfléchir, même si ce n’est pas la panacée », estime Marc Verdussen. « À l’heure où les révisions constitutionnelles sont de plus en plus instrumentalisées par des régimes populistes, se contenter d’empêcher un régime de toucher aux éléments les plus essentiels de la Constitution, c’est renoncer à s’attaquer aux causes du populisme ». D.H.

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Une démocratie libérative

« La Constitution est – censée – être cette norme suprême que les citoyens se donnent pour constituer l’organisation de l’État et reconnaître un ensemble de droits aux personnes résidant sur leur territoire », explique Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel à l’UCL. Dans l’imaginaire collectif, réviser la Constitution revient plutôt aux représentants des citoyens. « Pourtant, le droit comparé indique que le peuple est souvent consulté de façon directe, par la voie d’un référendum obligatoire ou facultatif ». En Suisse ou dans certains pays de l’Est, le principe des initiatives citoyennes permet aux citoyens, à partir d’un certain seuil, d’introduire une demande de révision qui peut ensuite suivre une voie classique.

« En Belgique, le référendum n’est pas envisageable au fédéral, car il pourrait conduire à une bipolarisation de la société, d’autant qu’il n’y a pas de délibération, juste un simple oui ou non ». On peut toutefois envisager de permettre aux citoyens de participer à l’opération de mise à l’agenda politique. « Je ne pense pas qu’une fois leur représentation confiée aux parlementaires, les citoyens n’ont plus rien à dire », estime Céline Romainville. On peut suivre la voie de la démocratie délibérative, troisième voie entre démocratie représentative et directe. Notre juriste cite les cas de l’Islande, de l’Irlande et du Luxembourg où des panels de citoyens tirés au sort ont pu délibérer sur une réforme de la constitution. « Il ne faut surtout pas opposer démocratie représentative et délibérative, représentants et citoyens peuvent travailler ensemble, avec une légitimité et une approche différente », conclut-elle. D.H.

Un rapport à la complexité particulier

« La Belgique et le Canada ont cette caractéristique de compter plusieurs communautés linguistiques », souligne Patrick Taillon, professeur à l’Université Laval à Québec. « Le pacte constitutionnel règle les relations entre les individus et l’État mais aussi les relations entre les groupes. Nous partageons ce point commun de pouvoir parler ‘délicatement’ de sujets ‘délicats’ et notre rapport à la complexité est tout à fait particulier : notre architecture est plus compliquée, on peut composer avec des solutions pas tout à fait aussi rationnelles que celles de vos voisins français », sourit le constitutionnaliste. Le vivre ensemble ? C’est le grand sujet de notre époque. « Le pluralisme est historiquement enraciné dans des groupes – comment construit-on un projet commun, que garde-t-on, que valorise-t-on ? Quand ces relations entre groupes deviennent conflictuelles, on a tendance à penser que ces crises sont existentielles. Côtoyer les Belges permet de se rendre compte qu’on n’est pas seul ! »

On peut vivre sans constitution – les Britanniques n’en ont pas –, on peut aussi déceler de grandes différences. « Au Canada, le rôle du juge est plus important puisque c’est la Cour suprême qui est, au sommet du système, compétente en toute matière. Lorsqu’une loi n’apporte pas une solution précise, le Canada se tourne vers le juge, l’Europe vers la jurisprudence », explique-t-il. Le professeur de droit constitutionnel ne cache pas sa fascination pour nos gouvernements de coalition et nos gouvernances multi-niveaux. « Vous forgez une fédération à l’intérieur d’une autre fédération en devenir. J’ai l’impression, à Bruxelles, d’être au centre de plusieurs cercles », s’enthousiasme-t-il. D.H.

Article paru dans le Louvain[s] de juin-juillet-août 2018