Théâtre et exil
Les évènements géopolitiques récents – la « crise des réfugiés », la montée des nationalismes en Europe et dans le monde – génèrent une multiplication de projets scéniques. Avec les moyens du théâtre, ils tentent de répondre à une actualité témoignant d’un phénomène plus large, à savoir que l’exil, en cet « âge de globalisation » (Arjun Appadurai), est devenu une donnée anthropologique fondamentale de ce début de siècle. Comprendre la complexité de l’exil, ses dimensions historique, sociologique ou psychologique, est aujourd’hui un enjeu capital pour les arts de la scène.
Le recours au théâtre documentaire, les pièces qui abordent l’exil (pensons aux Suppliants d’Elfriede Jelinek), la recrudescence des interventions artistiques engagées auprès des demandeurs d’asile indiquent que la pratique théâtrale cherche à se faire l’écho des mutations de nos sociétés face à ce phénomène. Quels dispositifs esthétiques sont choisis pour en rendre compte ? Quels savoirs, quelles pratiques sont convoqués par les artistes pour s’emparer de ces questions ? Quels discours sont produits par ces propositions dramaturgiques ou scéniques et dans quelles mesures déjouent-ils la stigmatisation et les raccourcis médiatiques ? À quelles apories se heurtent ces pratiques qui risquent inévitablement de renouer avec les dérives possibles du théâtre militant ? D’autres formes théâtrales, empruntant par exemple à la tragédie, à la comédie, voire au grotesque, sont-elles remobilisées pour traiter ce nouveau malaise civilisationnel ?
Ces questions sont d’autant plus sensibles que les arts de la scène sont des arts exiliques. Sous l’égide de Dionysos, le dieu nomade, en passant par la troupe itinérante, l’identité du théâtre s’est construite autour du déplacement, du métissage, de l’impureté. À l’heure actuelle, tout se passe comme si la pratique scénique, en se saisissant de thématiques touchant à l’exil, trouvait l’occasion d’affirmer sa fonction d’agora de citoyens présents dans un ici et un maintenant irréductible aux réseaux sociaux dématérialisés, en explorant les relations possibles de la scène à la salle, en interrogeant la communauté des comédiens et du public.
Pour envisager les transformations des arts de la scène et les manières dont ils s’emparent des problématiques contemporaines liées à l’exil, il importe de définir précisément le concept d’exil, le soustraire aux dérives de l’idéologie, lui conférer une portée théorique précise et une profondeur historique. Avec Edward Saïd, il s’agira d’envisager cette notion dans ses dimensions à la fois politique, existentielle et stylistique. L’auteur de L’Orientalisme distingue en effet dans plusieurs ouvrages (notamment Réflexions sur l’exil, Du Style tardif ou Representations of the Intellectual), l’exil volontaire, qui est commun à plusieurs artistes des XXe et XXIe et l’exil forcé, celui des réfugiés, des déplacés, des traqués, des bannis, celui de populations entières, considérées comme des masses uniformes et sans voix singulières. Il montre également comment ce déplacement géographique peut générer un usage de la pensée contrapunctique, c’est-à-dire structurellement critique : « La plupart des gens ont conscience d’une culture, d’un environnement, d’un pays ; les exilés en connaissent au moins deux, et cette pluralité les rend conscients qu’il existe des dimensions simultanées. Une telle conscience est – pour employer une expression musicale – contrapunctique. » Saïd s’intéresse également à des œuvres qui témoignent chez leurs auteurs d’une forme d’exil de leur propre système esthétique (tel Ibsen dans son ultime drame Quand nous nous réveillons d’entre les morts) ; il réfléchit à la manière dont certains écrivains ont déstabilisé et fait évoluer les usages orthodoxes d’une langue, par exemple Joseph Conrad. En définitive, il montre comment l’expérience de l’exil, réelle ou symbolique, est consubstantielle de la pratique critique, comment, et quelles que soient ses formes, elle peut engendrer souffrance et amertume mais permet aussi « d’affûter le regard sur le monde » et d’infléchir l’ordre du discours dominant.
L’hypothèse de travail est donc d’observer dans quelles mesures les propositions théâtrales qui s’emparent de la thématique de l’exil génèrent aussi des dispositifs et des pratiques discursives exiliques ; des innovations, des remises en question, des transformations à la fois intimes, collectives et esthétiques. L’esprit sera pluridisciplinaire pour essayer de capter et de comprendre un phénomène qui occupe l’ensemble des arts et des sciences humaines et qui nourrit les réflexions et les expérimentations des dramaturges, des acteurs, des marionnettistes, des chorégraphes ou des metteurs en scène.
Scénographie
Étymologiquement, skénègraphia signifie « le dessin de la scène » (Ve av. J.-C.). Concrètement, la scénographie antique consistait à peindre le mur de scène afin de procurer au récit dramatique un support illustratif.
De la fin du Moyen-âge au début du XXe siècle, la pratique scénique enfouit le terme originel privilégiant celui de décor, ce qui nous permet de comprendre aisément la relation que la pratique théâtrale établit entre l’espace scénique et l’oeuvre littéraire durant cette période : l’aménagement de l’espace scénique fut un support décoratif au discours littéraire.
Au cours des années 1960, le terme scénographie ressurgit partout en Europe pour désigner l’évolution de la pratique théâtrale et rompre avec la conception ancienne de l’espace scénique. Les termes décor et décorateur, renvoyant à une approche illustrative, littérale et mimétique de l’espace scénique, sont dès lors supplantés par ceux de scénographie et de scénographe qui affirment l’acception nouvelle du travail sur l’espace. Interprétation de l’œuvre, point de vue sur le texte, l’espace devient un médium dramaturgique, un réseau sémiotique, vecteur d’effets sensibles et porteur de sens, un discours à part entière qui parle l’œuvre plus qu’il ne la figure.
Par le travail qu’il opère sur l’espace scénique, le scénographe construit un langage plastique, architecturé, connecté mais parfois distinct du discours textuel. Il définit un point de vue sur l’œuvre dramatique (la scénographie est de la « dramaturgie en matière » - G.CL. François), mais aussi sur le monde (la scénographie est « L’art de réinventer le monde » - J.M. Castanheira).
Dès lors, la démarche scénographique interroge également le rapport de perception à construire entre la scène et la salle. Elle est « liée à la dramaturgie d’une présentation ou représentation, l’espace étant organisé pour permettre une mise en relation juste entre le public et l’œuvre. Au-delà de l’objet présent, il est important de créer une situation qui donne résonnance aux différents niveaux d’imaginaires provoqués par l’acte artistique. » (Daniel Lesage)
Le terme scénographie véhicule donc l’étymologie d’un vocable propre au théâtre en même temps qu’il témoigne de l’évolution de sa pratique.
Aujourd’hui, le terme et la pratique connaissent une évolution nouvelle, migrent et dépassent la sphère originelle du théâtre. C’est « une forme d’écriture dans l’espace, avec ses ponctuations, ses silences, ses retenues... Cela, le théâtre nous l’enseigne. Fort de cette base, ce processus peut se décliner au lieu de l’exposition, du cinéma, de la danse, de l’architecture, du paysage ». (Raymond Sarti)
Scénographie d’événement, scénographie d’exposition, scénographie urbaine, ... quel que soit son champ d’application, elle serait celle qui organise des espaces présentiels et actualisants, ainsi que la relation de tension entre regardant et regardé.
A époques et contextes répétés de l’Histoire de l’art, l’observation des œuvres a généré le discours théorique qui, dès lors qu’il était formulé, devenait référent, fondateur ou repoussoir au départ duquel toute œuvre nouvelle pouvait être pensée et élaborée.
L’histoire de la représentation théâtrale, et plus particulièrement de l’espace scénique, répond à ce dialogue réflexif, cette tension dynamique entre pratique et théorie qui fécondent alternativement discours esthétique et création scénique.