Asile et objection de conscience. La Cour de justice renvoie la balle aux autorités nationales.
Par l’arrêt Shepherd, la Cour de justice détaille les conditions d’application des dispositions de la directive qualification relatives aux demandes d’asile fondées sur un refus d’exercer le service militaire. Elle appelle à une évaluation au cas par cas par les autorités nationales. D’une part, les autorités nationales ne peuvent pas refuser le bénéfice de la protection au seul motif que le service militaire ne se réalise pas au sein d’une unité de combat. D’autre part, les autorités nationales doivent évaluer le caractère disproportionné des sanctions pour refus d’exercer le service militaire en tenant compte du droit légitime de chaque Etat à maintenir une force armée.
Article 9 de la directive qualification – Acte de persécution – Déserteur – Objection de conscience – Crimes de guerre – Sanctions disproportionnées et discriminatoires.
A. Arrêt
Une juridiction allemande interroge la Cour de justice sur l’application de l’article 9 de la directive qualification à l’égard d’un soldat américain qui craint des sanctions aux États-Unis en raison de son refus de participer au conflit en Irak.
Elle souhaite en particulier obtenir une interprétation de l’article 9, § 2, de la directive qualification, qui énumère un ensemble de formes que peuvent prendre les actes de persécution. Elle se demande ce que recouvrent l’article 9, § 2, e), qui vise « les poursuites ou sanctions pour refus d'effectuer le service militaire en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d'accomplir des actes relevant des clauses d'exclusion » (1), et l’article 9, § 2, b) et c), qui renvoie aux « mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d'une manière discriminatoire » ainsi qu’aux « poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires » (2).
(1) Les poursuites pour refus d’exécuter le service militaire
La Cour précise tout d’abord que l’article 9, § 2, e), de la directive qualification s’adresse à l’ensemble du personnel militaire, quels que soient son rang, les conditions de son recrutement ou encore son activité[1]. Un soldat qui, comme en l’espèce, s’est engagé volontairement en tant que membre du personnel logistique, relève du champ d’application personnel de l’article 9, § 2, e), de la directive qualification.
La Cour détaille ensuite les conditions pour que le personnel militaire puisse bénéficier du statut de réfugié au motif qu’il risque des poursuites en raison de son refus d’exécuter le service militaire.
Premièrement, le service militaire doit être mené en situation de conflit et supposer d’être impliqué dans la commission de crimes de guerre. Il n’est à cet égard pas nécessaire de démontrer que le degré d’implication personnelle de l’intéressé est tel qu’il pourrait faire l’objet de poursuites au sens du droit international pénal[2]. Il suffit de démontrer que, en exerçant sa fonction, l’intéressé risque d’être amené à participer à de tels actes[3]. L’évaluation est prospective, l’éventuelle implication passée de l’unité dont relève l’intéressé dans des crimes de guerre n’ayant qu’une valeur indicative[4].
Deuxièmement, le fait que l’intervention au conflit se réalise sur la base d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies ou donne lieu à un consensus international, doit être pris en considération dans l’évaluation du risque que des crimes de guerre soient commis[5]. De même, la circonstance que l’Etat qui mène les opérations pénalise les crimes de guerre constitue un indice selon lequel le service militaire ne suppose pas d’en commettre[6].
Troisièmement, le refus d’exercer le service militaire doit être le seul moyen par lequel le requérant peut échapper à la commission de crimes de guerre[7]. En l’espèce, la Cour invite à tenir compte du renouvellement par Monsieur Shepherd de son engagement militaire dans les forces armées américaines, avec lesquelles il s’était déjà précédemment rendu en Irak.
(2) Les mesures, poursuites ou sanctions discriminatoires
Selon la Cour, le caractère disproportionné et/ou discriminatoire des actes visés par l’article 9, § 2, b) et c), de la directive qualification doit s’évaluer en tenant compte du droit légitime de l’État fui par l’intéressé à maintenir une force armée. S’il revient aux autorités nationales de procéder à cette évaluation, la Cour note qu’une sanction telle que celle risquée par Monsieur Shepherd, à savoir une peine d’emprisonnement de cent jours à quinze mois pouvant aller jusqu’à cinq ans, ne parait pas disproportionné. De même, il revient aux autorités nationales de vérifier si cette sanction est discriminatoire. Dans tous les cas, la Cour précise que le rejet social qui peut résulter de l’infliction de cette sanction n’est pas visé par l’article 9, § 2, b) et c), puisqu’il ne s’agit que de la conséquence des sanctions.
B. Éclairage
Par l’arrêt Shepherd, la Cour de justice est amenée à se prononcer sur la question des objecteurs de conscience, objet de controverses lors des négociations qui ont conduit à l’adoption de la directive qualification (1). Elle n’apporte cependant qu’un éclairage marginal, renvoyant dans une large mesure à la nécessité d’une appréciation au cas par cas par les autorités nationales (2).
(1) Les controverses relatives à la protection des objecteurs de conscience lors de l’adoption de la directive qualification
- L’article 9, § 2, e), de la directive qualification
L’article 9, § 2, e), de la directive qualification ne mentionne les sanctions pour refus d’exercer le service militaire à titre d’exemple d’acte de persécution que si le service militaire est réalisé en temps de conflit et suppose de commettre des crimes de guerre. Il ne protège que l’objection de conscience motivée par la volonté de ne pas commettre des crimes de guerre.
Cette formulation est plus restrictive que celle qui figurait dans la proposition de la directive qualification élaborée par la Commission européenne, qui protégeait l’objection de conscience quel qu’en soit le motif.
Selon la proposition de Commission, le statut de réfugié devrait être accordé « dans des situations de guerre ou de conflit, si le demandeur peut prouver qu'effectuer son service militaire l'obligera à participer à des activités militaires inconciliables avec ses convictions morales, religieuses ou politiques profondes ou avec d'autres motifs valables relatifs à l'objection de conscience »[8]. La Commission estimait alors que « même si l'action militaire est généralement menée dans le respect des limites prévues par le droit de la guerre, la personne en question peut avoir des motifs valables liés à l'objection de conscience de ne pas y participer »[9]. En d’autres termes, selon la Commission, le statut de réfugié peut être accordé même si l’objection de conscience n’est pas motivée par le risque d’avoir à commettre des crimes de guerre.
Ce faisant, la proposition de la Commission entendait répondre positivement à l’invitation formulée par le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (ci-après « le H.C.R. ») dans son Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer la qualité de réfugié, où il notait que « les États contractants sont libres, s'ils le désirent, d'accorder le statut de réfugié aux personnes qui ont des objections à l'égard du service militaire pour d'authentiques raisons de conscience »[10]. Dans ses principes directeurs relatifs à la persécution religieuse, le H.C.R. s’était montré plus assertif en notant que « dans les cas d’objecteurs de conscience, une loi censée être d’application générale peut, selon les circonstances, être néanmoins source de persécution lorsque, par exemple, […] on ne peut pas raisonnablement attendre de l’intéressé qu’il effectue son service militaire en raison de ses croyances profondes ou de ses convictions religieuses »[11].
Le législateur européen a finalement préféré exiger que l’objection de conscience soit motivée par le risque de commettre des crimes de guerre, reprenant la jurisprudence Sepet et autres de la House of Lords du Royaume-Uni[12]. Dans cet arrêt, les juges britanniques avaient jugé que faute d’un droit de l’homme à l’objection de conscience, cette dernière ne peut être protégée que lorsqu’elle est motivée par le souci de ne pas commettre des crimes de guerre[13].
Lorsqu’il a transposé la directive qualification, le législateur belge a quant à lui préféré s’aligner sur la position du H.C.R. La loi du 15 décembre 1980 énonce que « les actes de persécution précités peuvent entre autres prendre les formes suivantes : […] poursuites ou sanctions pour refus d'effectuer le service militaire, en particulier en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d'accomplir des actes relevant des clauses d'exclusion »[14]. L’usage du terme « en particulier » souligne que la situation de conflit et le risque de commettre des crimes de guerre ne sont pas les seules hypothèses dans lesquelles l’objection de conscience permet de fonder une demande d’asile[15].
- L’article 9, § 2, b) et c), de la directive qualification
L’article 9, § 2, b) et c), de la directive qualification, qui interdit en des termes généraux toute mesure discriminatoire et toute poursuite ou sanction disproportionnée ou discriminatoire, tempère la sévérité de l’article 9, § 2, e). Il permet en effet de protéger l’individu victime de sanctions pour refus d’exercer le service militaire dans une situation telle que celle qui a mené à la condamnation de la Grèce par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Thlimmenos c. Grèce[16].
En l’espèce, la Cour de Strasbourg a jugé discriminatoire l’infliction de sanctions au requérant témoin de Jéhovah en raison de son refus d’exercer son service militaire pour des motifs religieux. Elle a abouti à cette conclusion en constatant le caractère disproportionné des sanctions infligées au requérant, qui a non seulement subi une peine d’emprisonnement mais était en outre, du fait de cette condamnation figurant à son casier judiciaire, interdit d’exercer sa profession d’expert-comptable[17].
(2) La portée (très) limitée de l’arrêt Shepherd
Dans l’arrêt Shepherd, la Cour de justice se contente d’énumérer les conditions d’application de l’article 9, § 2, b), c) et e). Ce faisant, elle renvoie au pouvoir d’appréciation de la juridiction nationale, soulignant la nécessité d’une appréciation concrète à réaliser au cas par cas. Il nous parait en conséquence difficile de dégager de l’arrêt Shepherd des lignes directrices claires, qui dépassent la question de la désertion pour encadrer l’évaluation des demandes d’asile fondées sur une objection de conscience.
La Cour aurait pu élever son raisonnement à l’interprétation de l’article 9, § 1er, qui fournit une définition générale de l’acte de persécution, plutôt que de se contenter d’énumérer les conditions d’application de l’article 9, § 2, b), c) et c), qui ne font que lister des exemples non-exhaustifs d’actes de persécution. Elle aurait également pu placer son raisonnement sous l’angle de l’article 10, qui énumère les motifs de persécution. Ce faisant, elle aurait pu conférer au juge national des outils lui permettant d’aborder d’autres hypothèses que celle survenue dans le cas d’espèce à l’origine de la question préjudicielle, comme par exemple le refus d’exercer le service militaire motivé par des convictions politiques ou religieuses, ou encore le refus d’exercer un service militaire qui n’implique pas de commettre des crimes de guerre mais soumettrait l’intéressé à des persécutions (conscrits russes, conscrits turcs d’origine kurde…)[18].
Comme l’a relevé l’Avocat général Sharpston dans ses conclusions, les termes de la question préjudicielle n’invitaient assurément pas la Cour de justice à développer une approche plus vaste[19]. Il n’en demeure pas moins que la Cour aurait pu faire davantage œuvre constitutionnelle en se saisissant de l’arrêt Shepherd pour dégager du droit de l’Union des principes clairs relatifs à l’évaluation de toute demande d’asile fondée sur une objection de conscience.
Tout au plus retiendra-t-on de l’arrêt Shepherd le rejet par la Cour d’une approche automatique, insensible aux spécificités de chaque espèce, qui consisterait à rejeter la demande d’asile dès que le demandeur ne risque pas d’être personnellement impliqué dans des crimes de guerre suivant le degré d’implication requis pour engendrer une condamnation devant la Cour pénale internationale, par exemple parce qu’il relève du personnel logistique ou d’appui et non du personnel combattant.
L.L.
C. Pour en savoir plus
Consulter l’arrêt :
C.J.U.E., 26 février 2015, Shepherd, aff. C-472/13, EU:C:2015:117.
Doctrine
- ECRE, « Asylum can be granted to military deserters who provide logistical support in conflicts says CJEU », ECRE Weekly Bulletin, 27 février 2015.
- V. Jeutner, « Many presumptions and no guarantees : Preliminary observations on Shepherd C-472/13 », Völkerrechtsblog, 27 février 2015.
- T. Racho, « Un accès restreint au statut de réfugié pour le déserteur », Rev. D.H., Actualités Droits Libertés, 9 mars 2015.
- S. Peers, « The Iraq War and EU asylum law : the CJEU’s answers are blowin’ in the wind », EU Law analysis, 27 février 2015.
Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Asile et objection de conscience. La Cour de justice renvoie la balle aux autorités nationales », Newsletter EDEM, mars 2015.
[1] C.J.U.E., 26 février 2015, Shepherd, aff. C-472/13, EU:C:2015:117, § 33.
[2] Ibid., § 37.
[3] Ibid., § 38.
[4] Ibid., § 40.
[5] Ibid., § 41.
[6] Ibid., § 42.
[7] Ibid., § 44.
[8] Art. 11, § 1er, d), ii), de la proposition COM(2001) 510 final de directive du Conseil concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers et les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou de personne qui, pour d’autres raisons, a besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, J.O., n° C 51 E, 26 février 2002, p. 325.
[9] Ibid., commentaire de l’article 11, § 1er, d).
[10] H.C.R., Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, § 173.
[11] H.C.R., « Demandes d’asile fondées sur la religion au sens de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 Convention et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés », Principes directeurs sur la protection internationale, 2004, § 26.
[12] House of Lords, 20 mars 2003, Sepet (FC) and another (FC) v. Secretary of State for the Home Department, UKHL, 2003, p. 15 ; G. Goodwin-Gill et J. McAdam, The Refugee in international Law, 3e éd., Oxford, O.U.P., p. 108.
[13] Ibid., opinion du Lord Bingham of Cornhill, en particulier §§ 8 et 19. Contra, dans le sens d’un droit à l’objection de conscience, voy. l’Observation générale n°22 du Comité des droits de l’homme des Nations-Unies et la Recommandation 816(1977) du 7 octobre 1977 de l’Assemblée générale du Conseil de l’Europe relative au droit à l’objection de conscience au service militaire.
[14] Art. 48/3, § 2, alinéa 2, e) de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, M.B., 31 décembre 1980, p. 14584 (notre emphase).
[15] S. Bodart, « Réfugiés conventionnels et protection subsidiaire. Apports et apories d’une directive européenne », J.T., 2005, p. 247. Sur ce point, voy. Doc. Parl. Chambre, sess. 2005-2006, n° 2478/001, p. 81 : « Les persécutions ou les sanctions dues au refus d’effectuer le service militaire (en se dérobant ou en désertant) peuvent être considérées comme un fait de persécution. Cela est certainement le cas lorsque l’accomplissement du service militaire implique la participation à un conflit donnant lieu à des faits délictueux et à des actes ressortant aux critères d’exclusion, plus précisément aux crimes contre la paix, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité ».
[16] Cour eur. D.H., 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce, req. n° 34369/97.
[17] Ibid., § 47.
[18] En ce sens, voy. par ex. C.C.E., 24 mars 2009, n° 24.997 (Turquie) ; C.C.E., 28 janvier 2011, n° 55.142 (Russie).