C.E., 24 février 2015, n° 230 293

Le droit d’être entendu en matière de regroupement familial : application de la jurisprudence récente de la C.J.U.E.

Les persécutions passées peuvent être prises en compte en vue de l’octroi d’une protection internationale même en l’absence de craintes actuelles de nouvelles persécutions si le traumatisme résultant des premières risque de s’aggraver lourdement en cas de retour dans le pays d’origine. Le principe de l’unité de famille conduit à octroyer une protection à l’épouse du requérant dont elle est dépendante.

Loi du 15.12.1980, article 48/3 (reconnaissance).

A. Arrêt

Le requérant, de nationalité macédonienne, est arrivé en Belgique en août 2011 et y a contracté mariage le 5 novembre 2011 avec une ressortissante portugaise. Le 20 février 2012, cette dernière a obtenu la nationalité belge et le 10 avril 2013, le requérant a été mis en possession d’une carte de séjour de membre de la famille d’un citoyen de l’Union européenne (carte F).

Le 29 octobre 2013, l’O.E. a pris une décision de fin du droit de séjour de plus de trois mois du requérant avec ordre de quitter le territoire, sur pied de l’article 42quater, § 1er, alinéa 1er, 4°, de la loi du 15 décembre 1980[1]. Cette disposition établit que le droit de séjour d’un membre de la famille d’un citoyen de l’Union européenne peut prendre fin lorsqu’il n’y a plus d’installation commune entre ce citoyen et le membre de sa famille. En l’espèce, la décision se fondait sur un rapport « de cohabitation/d’installation commune » rédigé par un fonctionnaire de police dont il ressortait que le requérant n’habitait plus à l’adresse conjugale et était domicilié à une adresse différente de celle de son épouse.

Le requérant a introduit un recours devant le C.C.E. tendant à l’annulation de la décision de fin du droit de séjour et de l’ordre de quitter le territoire y afférant. Il se fonde notamment sur la violation de l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux[2] qui consacre le droit d’être entendu avant la prise d’une mesure individuelle défavorable. Le C.C.E. a constaté que les explications du requérant quant au fait qu’il ne vivait plus avec son épouse n’avaient jamais été portées à la connaissance de l’O.E. avant la prise de la décision de sorte qu’il ne pouvait lui être reproché de ne pas en avoir tenu compte. Et ce, au motif qu’il appartient à l’étranger qui se prévaut d’une situation – in casu le fait de pouvoir continuer à bénéficier du droit au regroupement familial en vertu de l’article 40ter de la loi organique – d’en apporter lui-même la preuve et d’informer l’O.E. de tout élément susceptible d’avoir une influencer sur l’examen ou l’issue de cette situation, et non à l’O.E. de procéder à des enquêtes ou d’entreprendre des initiatives en vue de s’enquérir de la situation du requérant. Partant, le C.C.E. a rejeté le recours.

Le C.E. relève que la directive citoyenneté ne précise pas si, et dans quelles conditions, le respect du droit des ressortissants de pays tiers d’être entendus avant l’adoption d’une décision mettant fin à leur droit au séjour et leur ordonnant de quitter le territoire doit être assuré. Il se réfère alors à l’arrêt Boudjlida de la C.J.U.E.[3], dans lequel le même constat était observé à l’égard de la directive retour[4], et en reprend les principaux enseignements :

  • le droit d’être entendu avant l’adoption de toute décision défavorable fait partie des droits de la défense consacrés par un principe général du droit de l’Union ;
  • le droit d’être entendu garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts ;
  • cette règle a pour but que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents ;
  • le droit d’être entendu avant l’adoption d’une telle décision doit permettre à l’administration nationale compétente d’instruire le dossier de manière à prendre une décision en pleine connaissance de cause et de motiver celleci de manière appropriée, afin que, le cas échéant, l’intéressé puisse valablement exercer son droit de recours[5].

Partant, le C.E. prend en considération d’une part l’article 42quater, § 1er, alinéa 3, de la loi du 15 décembre 1980 qui prévoit notamment que lors de la prise d’une décision de fin de séjour d’un membre de la famille d’un citoyen de l’Union, l’autorité compétente doit tenir compte de la durée du séjour de l’intéressé sur le territoire, son âge, son état de santé, sa situation familiale et économique, son intégration sociale et culturelle et l’intensité de ses liens avec son pays d’origine, et d’autre part la finalité du droit d’être entendu telle que rappelée par référence à la jurisprudence de la C.J.U.E., pour juger qu’il appartient à l’O.E. d’inviter l’intéressé à être entendu au sujet des raisons qui s’opposeraient à la fin de son droit de séjour et à l’éloignement du territoire. Dès lors, considérant que le C.C.E. a décidé du contraire, le C.E. casse l’arrêt attaqué..

B. Éclairage

Constatant que rien dans la directive citoyenneté ne fait écho au droit d’être entendu des ressortissants d’Etat tiers avant l’adoption d’une décision de fin de séjour et d’un ordre de quitter le territoire, le C.E. se réfère aux principes généraux de droit de l’Union qui « ont pour vocation de combler les lacunes de la loi »[6]. Ce raisonnement n’est pas sans rappeler celui de la C.J.U.E. dans les récents arrêts Mukarubega[7] et Boudjlida[8]. Tant la juridiction luxembourgeoise que la juridiction belge font référence au principe général du respect des droits de la défense dont le droit d’être entendu fait partie intégrante[9].

Dans l’arrêt Mukarubega, traitant d’une demandeuse d’asile déboutée, la C.J.U.E. considère qu’étant donné que l’adoption d’une décision de retour découle nécessairement de celle constatant le caractère irrégulier du séjour du ressortissant d’État tiers, les autorités nationales ne doivent pas nécessairement l’entendre spécifiquement sur la décision de retour, que les deux décisions soient prises en même temps ou non, en vertu de l’article 6 de la directive retour. Et ce, parce que l’intéressé a eu la possibilité, dans le cadre de la procédure d’asile, de présenter de manière utile et effective son point de vue sur l’irrégularité de son séjour et sur les motifs pouvant justifier que les autorités s’abstiennent de prendre une décision de retour.

Dans l’affaire Boudjlida, l’irrégularité du séjour résidait dans le non-renouvèlement d’un titre de séjour étudiant. En l’espèce, le requérant avait été entendu par des officiers de police aux frontières sur sa situation au regard du droit de séjour en France, les conditions de son séjour comme étudiant et sa situation familial en France et dans son pays d’origine. Dans des considérations générales, la Cour estime que le requérant doit être entendu sur la légalité de son séjour, l’application des exceptions au principe de l’adoption d’une décision de retour dès lors que les autorités nationales constatent l’irrégularité du séjour, les modalités du retour et enfin, étant donné que les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre la directive doivent tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la vie de famille et de l’état de santé de l’intéressé, ce dernier doit aussi être entendu à ce sujet. En outre, et c’était là la question préjudicielle, elle précise la teneur et les modalités du droit d’être entendu avant l’adoption d’une décision de retour.

Plusieurs interrogations et objections découlent de ces deux arrêts[10], et notamment le point de savoir ce qu’il en serait de décisions préalables à un ordre de quitter le territoire prises au terme d’une procédure sans audition, telles les décisions de fin de séjour en matière de régularisation de séjour, de séjour médical ou encore de regroupement familial, puisque dans les deux espèces portées devant la C.J.U.E., les requérants avaient été entendus. Suffit-il qu’il s’agisse d’une procédure contradictoire au cours de laquelle la personne peut faire valoir ses arguments ? L’arrêt commenté apporte, en matière de regroupement familial, un élément de réponse. 

Le C.E. estime que le droit d’être entendu ne requiert pas seulement que l’intéressé puisse faire valoir spontanément ses arguments auprès de l’O.E. : il faut une invitation à le faire. En d’autres termes, l’O.E. a l’obligation de rechercher les informations qui lui permettront de statuer en connaissance de cause et doit pour ce faire inviter l’étranger à être entendu.

Déduite de cette exigence, la première question est celle de son champ d’application potentiel. En effet, en matière d’asile et d’immigration, nombreuses sont les procédures purement écrites, ou partiellement écrites car au-delà de l’audition initiale, le dossier administratif continue à se nourrir d’informations auxquelles l’étranger n’est pas confronté ; c’est le cas dans le contentieux Dublin, lorsque l’O.E. reçoit des informations et/ou réponses du pays requis ou d’un autre pays tiers et également après l’audition au C.G.R.A. En outre, il est fréquent que la décision de l’administration se fonde sur des éléments qui n’ont pas été discutés avec le demandeur. Cela concerne les étudiants, les demandes 9ter – traitées sans aucun face-à-face, même avec le médecin expert –, les décisions de retour, etc. La manière dont le principe général en cause est présenté par la jurisprudence augure donc un large champ d’application. Par contre, son contenu est resté relativement vague et réduit à sa plus simple expression dans l’affaire Boudjlida. La seconde question qui découle de l’exigence exprimée par le C.E. est par conséquent celle du contenu du droit d’être entendu ainsi que de la procédure à suivre.

Au vu du vaste champ d’application supposé, on peut souhaiter que les précisions quant à la teneur et aux modalités du droit d’être entendu tel qu’exigé par le C.E. ne se feront pas trop attendre. La construction de ce droit fondamental et des garanties procédurales qui l’entourent se poursuit et laisse présager, on l’espère, un avenir garant d’une véritable effectivité tant des différents droits et protections que des recours.

H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.E., 24 février 2015, n° 230 293.

Jurisprudence :

- Arrêt Boudjlida, C-249/13, EU:C:2014:2431 ;

- Arrêt Mukarubega, C-166/13, EU:C:2014:2336 ;

- C.E., 19 février 2015, n° 230 257 ;

- C.C.E., 28 avril 2014, n° 123 175 ;

Doctrine :

- H. Gribomont, « La Cour précise la teneur et les modalités du droit d’être entendu des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière avant l’adoption d’un décision de retour », Newsletter EDEM, janvier 2015, pp. 9-14 ;

- S. Datoussaid et H. Gribomont, « Les ressortissants de pays tiers qui ont été dûment entendus sur le caractère irrégulier de leur séjour ne doivent pas nécessairement être entendus une nouvelle fois avant l’adoption de la décision de retour », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014, pp. 4-14.

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Le droit d’être entendu en matière de regroupement familial : application de la jurisprudence récente de la C.J.U.E. », Newsletter EDEM, avril 2015.

 

[5] Arrêt Boudjlida, EU:C:2014:2431, points 34 ; 36 ; 37 ; 59.

[6] J. Salmon, J. Jaumotte et E. Thibaut, Le Conseil d’Etat de Belgique, Bruxelles, Bruylant, 2012, vol 1, n°s 379 et ss.

[8] Arrêt Boudjlida, EU:C:2014:2431, point 34.

[9] Sur les principes généraux de droit administratif et leur impact en droit belge de l’asile, voy. : J. Jaumotte, « Le rôle des principes généraux de droit administratif dans la mise en place du REAC », Newsletter EDEM, janvier 2015, pp. 23-33.

Publié le 13 juin 2017