Esclave nigérien : rapport d’audition du CGRA invalidé.
Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides prise à l’égard d’un requérant nigérien invoquant une crainte de persécution liée à sa condition d’esclave. Il lui renvoie l’affaire et demande une nouvelle audition du requérant après avoir estimé que le rapport d’audition n’était pas valide ainsi qu’exigé une instruction complémentaire relative, d’une part, aux lésions du requérant, et, d’autre part, au phénomène de l’esclavage et à la situation sécuritaire au Niger.
Esclave nigérien – rapport d’audition du CGRA invalidé – protection effective des autorités nationales – certificat médical – situation sécuritaire au Niger – nouvelle audition – annulation et renvoi.
A. Arrêt
Le requérant, de nationalité nigérienne, introduit une demande d’asile en novembre 2014 à l’appui de laquelle il invoque une crainte de persécution liée à sa condition d’esclave.
Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides prend une décision de rejet en juillet 2015 au motif que le récit du requérant n’est pas crédible et qu’il n’existe pas actuellement au Niger de conflit armé ou de situation de violence aveugle pouvant justifier l’octroi de la protection subsidiaire. Concernant la crédibilité du récit, le Commissaire général relève qu’il contient de nombreuses lacunes et imprécisions quant à ses maîtres, l’identité des personnes avec qui il travaillait et l’origine de la situation d’esclave de son propre père. Il considère, en outre, que les documents produits, à savoir un certificat médical attestant la présence de blessures sur le corps du requérant, un article de presse et deux arrêts du Conseil du contentieux des étrangers, ne permettent pas d’inverser le sens de sa décision.
Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision du Commissariat général et lui renvoie l’affaire. D’une part, il estime qu’une nouvelle audition du requérant est indispensable pour trois raisons.
- Tout d’abord, il ressort d’une lecture des notes prises par l’avocat du requérant lors de son audition que plusieurs questions et réponses ne semblent pas, ou de manière incomplète, avoir été transcrites dans le rapport d’audition. Le Conseil doute par conséquent que ce rapport soit le « fruit d’une retranscription fidèle et complète de l’ensemble des déclarations livrées par le requérant lors de son entretien » (pt 5.5.1) et qu’il y a lieu de réentendre le requérant dans le respect des articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant le Commissariat général ainsi que son fonctionnement.
- Ensuite, le Conseil constate que plusieurs aspects du vécu du requérant n’ont pas été approfondis ni même, pour certains, abordés. Il considère dès lors que le requérant doit être interrogé sur ceuxci, à savoir notamment ses conditions de vie et son quotidien en tant qu’esclave, les personnes de ses maîtres, les relations avec sa famille et son mariage et ses enfants.
- Enfin, alors que le requérant dépose un certificat médical attestant de la présence de plusieurs cicatrices sur son corps, qu’il relie au fait d’avoir été séquestré et maltraité pendant quatre jours par son futur maître après avoir tenté de s’échapper lors de la cérémonie officialisant sa servitude, le Commissaire général ne l’a entendu que très superficiellement à ce sujet et écarte le document au motif qu’il est daté du 30 juin 2015, soit deux jours avant l’audition, alors que le requérant est en Belgique depuis novembre 2014. Le Conseil rappelle que « face à des tels commencements de preuve, il revient à la partie défenderesse de dissiper tout doute qui pourrait persister quant à la cause de dommages corporels constatés avant d’écarter la demande (en ce sens, v. Cour EDH, arrêt R.C. c. Suède du 9 mars 2010, § 53) » (pt 5.5.4). Ignorant les circonstances réelles et exactes de l’origine desdites séquelles, le Conseil estime que le requérant doit être réentendu quant à ce.
D’autre part, le Conseil souhaite également être éclairé sur la volonté et la capacité réelle des autorités nigériennes d’apporter une protection effective aux personnes victimes d’esclavage au Niger ainsi que sur la situation sécuritaire prévalant actuellement au Niger, sous l’angle la protection subsidiaire.
B. Éclairage
Il est assez rare que le Conseil du contentieux des étrangers considère qu’un rapport d’audition ne fonde pas valablement une décision du Commissariat général et qu’il faille dès lors réentendre le requérant, en vertu des articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant ce dernier ainsi que son fonctionnement.
Il est en effet plus fréquent que ces dispositions soient mobilisées pour rejeter l’argument du requérant en ce qu’il allègue qu’il n’a pas signé le rapport d’audition en sorte qu’il ne peut constituer un acte juridiquement valable ni lui être opposé dans la mesure où les articles 16 et 17 ne prévoient nullement l’apposition de la signature du demandeur d’asile sur les notes d’audition (C.C.E., 12 novembre 2007, n° 3547, pt 5.1 ; C.C.E., 1er septembre 2011, n° 66 006, pt 5.2 ; C.C.E., 17 octobre 2011, n° 68 579, pt 5.7 ; C.C.E., 16 février 2012, n° 75 275, pt 6 ; C.C.E., 27 février 2012, n° 75 870, pt 3.7 ; C.C.E., 30 mai 2013, n° 103 961, pt 5.6.4). De même, le Conseil rappelle souvent que les articles 16 et 17 ne prévoient nullement que le demandeur ou son avocat ont la possibilité de relire les notes d’audition lorsque le requérant remet en cause l’opposabilité de celles-ci au motif qu’il n’a pas pu les relire (C.C.E., 22 novembre 2010, n° 51 370, pt 4.5.3 ; C.C.E., 3 juin 2013, n° 104 304, pt 3). A cet égard, soulignons que le Conseil d’Etat a jugé que la relecture et la signature des notes d’audition ne sont pas des formalités substantielles ou prescrites à peine de nullité sauf si le requérant conteste, avec vraisemblance, la teneur desdites notes ou avance des justificatifs plausibles pour contester la réalités des contradictions relevées dans ses récits (C.E., 14 février 2006, n° 154 854).
Dans le même ordre d’idées, les articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant certains éléments de la procédure à suivre par l’Office des étrangers sont aussi invoqués, non pas pour invalider le compte rendu de l’audition réalisé par l’agent de l’Office des étrangers en ce qu’il ne reflèterait pas fidèlement les questions posées au demandeur d’asile ainsi que les déclarations de celui-ci, mais pour reprocher à ce rapport d’avoir été consigné par un fonctionnaire délégué dont les initiales n’ont pas été apposées ou dont la signature est indéchiffrable ou encore de ne pas renseigner l’identité de l’agent ni de l’interprète ou la durée de l’audition. Il s’agit là, à nouveau, d’arguments systématiquement réfutés par le Conseil (C.C.E., 24 avril 2015, n° 144 130, pt 2.3 ; C.C.E., 21 mai 2015, nos 145 967, 145 968 et 145 970, pt 2.3).
On peut néanmoins relever deux décisions dans lesquelles le requérant allègue la violation des articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant la procédure devant le Commissariat général dans leur versant « retranscription fidèle » des questions posées au demandeur d’asile ainsi que des déclarations de celui-ci. Toutefois, dans les deux cas, le Conseil juge le rapport d’audition « valide » et ne conclut pas à la violation des dispositions en question, à la différence de l’arrêt commenté, ce qui rend ce dernier d’autant plus intéressant.
- Dans le premier arrêt, « [l]a partie requérante avance que le rapport d’audition laisse planer un doute sur la retranscription fidèle des déclarations du requérant parce qu’il est rédigé à la troisième personne du singulier plutôt qu’à la première; qu’il n’y est pas fait mention de certaines déclarations du requérant ; que lorsqu’il parle du climat de terreur presque quotidienne à Mossoul, le requérant a affirmé "quand on demande pourquoi il est mort, c’est parce qu’il travaillait avec les Américains", ce qui figure dans les notes du conseil du requérant mais pas dans le rapport d’audition; que deux heures d’audition sont insuffisantes. Elle en conclut que la partie défenderesse a fait preuve d’un manque criant de soin dans ce dossier et rappelle que le Conseil d’Etat impose à l’administration une obligation de soin et de sérieux dans le traitement des dossiers. Le Conseil observe, en l’espèce, que la partie requérante ne produit pas ses notes de l’audition au Commissariat général de sorte que le Conseil ne peut vérifier ses allégations. Par ailleurs, il ne peut être conclu du recours à la troisième personne du singulier dans le rapport d’audition du Commissariat général que les propos du requérant n’ont pas été correctement reproduits. Le Conseil rappelle que la partie requérant doit démontrer que ses propos n’ont pas été fidèlement retranscrits et qu’il ne suffit pas d’affirmer simplement que c’est le cas. L’agent traitant n’a aucun intérêt personnel à ce que les déclarations du demandeur d’asile soient retranscrites de manière inexacte. Jusqu’à preuve du contraire, le rapport d’audition, tel que résumé dans la décision contestée, est présumé correspondre à ce que le demandeur d’asile a effectivement déclaré. Or, le requérant n’a pas fourni la preuve du contraire. » (C.C.E., 11 octobre 2012, n° 89 549, pt 5.4)
- Dans le second arrêt, « [c]oncernant l’allégation de la violation des articles 16 et 17 de l’arrêté royal u 11 juillet 2003, la partie requérante déclare que le rapport d’audition du 18 décembre 2013 ne reflète pas fidèlement les questions posées à la requérante, pas plus qu’il n’indique l’ensemble de ses déclarations quant à son état de santé, alors que les notes du conseil de la requérante, annexées à la requête introductive d’instance, en font état ; dès lors, celleci s’interroge sur la validité de l’audition menée par la partie défenderesse. Le Conseil constate en effet certaines divergences dans le rapport d’audition du 18 décembre 2013, tel qu’il est consigné au dossier administratif (pièce 7), et les notes du conseil de la requérante. Il estime toutefois que ces divergences ne revêtent pas une portée telle qu’elles invalident l’audition qui s’est tenue le 18 décembre 2013 au Commissariat général ; en effet, il n’apparaît pas des notes d’audition que l’état de santé de la requérante l’ait empêchée de répondre de façon adéquate à la plupart des questions qui lui ont été posées, ni qu’elle ait été incapable de fournir dans des conditions correctes son récit d’asile […]. Par ailleurs, le Conseil relève que des problèmes de santé de la requérante ont été mentionnés dans le rapport d’addition contesté aux pages 15 et 16. Enfin, le Conseil constate que si la requête évoque les problèmes de santé de la requérante, elle n’apporte pas d’élément utile permettant de compléter ses déclarations imprécises ; elle a donc, par voie de requête, reçu l’opportunité d’opposer les arguments de son choix aux arguments de la partie défenderesse, en sorte que le droit au débat contradictoire a été respecté. Le Conseil considère donc que la validité de l’audition menée par la partie défenderesse n’est pas adéquatement mise en cause et que la violation alléguée des articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 n’est pas établie ; partant, le Commissaire général a pu à bon droit conclure que le récit d’asile n’est pas crédible et que la crainte de persécution n’est pas établie. » (C.C.E., 20 mai 2014, n° 124 234, pt 5.5)
Citons également une décision dans laquelle le Conseil a constaté un problème dans la traduction lors de l’audition de la requérante à l’Office des étrangers (violation des articles 16 et 17 de l’arrêté royal du 11 juillet 2003 fixant certains éléments de la procédure à suivre par le service de l’Office des étrangers) :
- «[…] s’agissant de la crédibilité des faits invoqués, la partie défenderesse oppose dans sa décision différentes contradictions à la partie requérante ; contradictions entre ses déclarations intervenues devant l’Office des étrangers et celles effectuées auprès des services de la partie défenderesse. A cet égard, la partie requérante met tout d’abord un exergue un problème de traduction à propos duquel elle cite un exemple concret intervenu dans le présent cas d’espèce lors de l’audition qui s’est déroulée auprès des services de l’Office des étrangers et à propos duquel elle a pu apporter une rectification (requête, page 3) ; cet élément permettant d’établir raisonnablement qu’un souci de compréhension a pu exister entre la partie requérante et son interprète à ce stade de la procédure. […] la partie défenderesse explique que lors de son audition après des services de l’Office des étrangers, la partie requérante a déclaré que deux personnes avaient tenté de la violer, alors que lors de son audition devant les services de la partie défenderesse, elle a déclaré avoir été violée. A cet égard, la partie requérante invoqué en termes de requête, que "le récit détaillé lors de son audition au CGRA est tout à fait cohérent sur ce point. Le fait que l’interprète ait traduit à l’Office des Etrangers qu’il avait ‘essayer de la violer’ ne peut être suffisant pour conclure à une contradiction, s’agissant clairement d’une erreur de traduction. La crédibilité du récit de la requérante ne peut être remise en cause pour cela" (requête, page 3). […] le Conseil constate que les déclarations de la partie requérante à propos des graves maltraitances qu’elle invoque sont constantes et cohérentes. Il estime également plausible le fait qu’il ait pu exister un problème de traduction au regard de l’erreur mise en exergue précédemment et rectifiée par la partie requérante. Par conséquent le Conseil juge qu’il ne peut être considéré qu’il existe dans le chef de la partie requérante une contradiction substantielle dans son récit relativement au viol allégué. […] » (C.C.E., 22 décembre 2015, n° 159 156, pt 7.6 ; voy. dans la présente newsletter le commentaire de Sylvie Saroléa)
Deux points soulevés par le Conseil dans l’arrêt commenté méritent encore d’être soulignés en ce qu’ils se réfèrent à des raisonnements classiques et récurrents, bien qu’encore erratiques pour le premier : la prise en compte des certificats médicaux et la protection effective des autorités nationales.
- Le Conseil rappelle en effet la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme quant à la prise en compte des certificats médicaux en tant que commencements de preuve, en particulier l’arrêt R.C. c. Suède auquel il faut joindre les arrêts MO. M c. France, I. c. Suède et R.J. c. France. Il ressort de cette jurisprudence que l’existence d’un certificat médical a pour effet de renverser la charge de la preuve qui en principe en pèse d’abord sur le demandeur d’asile conformément à l’adage actori incumbat probatio mais doit toutefois être appliqué avec souplesse eu égard à l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve le demandeur. S’il revient donc au demandeur de prouver le risque de persécution et d’établir la vraisemblance de son récit, il bénéficie, selon la Cour, d’une présomption en ce sens dès lors qu’il produit un certificat médical établissant des traces physiques ou des séquelles psychologiques de persécutions passées. Il incombe alors aux autorités de renverser cette présomption de manière sérieuse, le cas échéant en faisant appel à un expert ou en démontrant que la réalité du risque passé ne permet pas de conclure à l’actualité du risque. Par conséquent, le juge est invité à ne pas arrêter son analyse au stade de la crédibilité des déclarations du demandeur lorsqu’il dépose au dossier un certificat médical attestant de cicatrices telles qu’il est crédible qu’il ait subi des mauvais traitements. Si la jurisprudence du Conseil est encore aujourd’hui variable en la matière et qu’appel est fait à plus de rigueur, l’arrêt commenté, tenant compte de la jurisprudence européenne, ne peut qu’être vu comme un nouveau – petit – pas en avant (voy. dans le même sens, concernant également un esclave nigérien : C.C.E., 4 juin 2015, n° 147 136, pt 5.8).
- Dans l’espèce commentée, le Conseil est très bref sur son souhait d’être éclairé sur la volonté et la capacité réelle des autorités nigériennes d’apporter une protection effective aux personnes victimes d’esclavage au Niger, dès lors que l’agent de persécution est non étatique. Cette question a toutefois été largement soulevée dans sa jurisprudence antérieure relative à l’esclavage au Niger, et ailleurs. Le Conseil y a rappelé d’une part que l’examen de la question suppose que soient pris en considération non seulement les obstacles juridiques mais également pratiques pouvant empêcher l’accès d’une personne à une protection effective au sens de l’article 48/5, § 2, de la loi organique, et d’autre part que les ONG ne pouvaient être considérées comme des acteurs de protection à moins qu’elles ne contrôlent l’Etat ou une partie importante de son territoire (C.C.E., 9 juin 2011, n° 62 867, pts 4.8.1 et ss ; C.C.E., 29 mars 2013, n° 100 265, pts 5.6.1. et ss ; C.C.E., 25 mars 2014, n° 121 425, pts 4.8 et ss ; C.C.E., 5 juin 2014, n° 125 223, pts 4.9 et ss)..
H.G.
C. Pour aller plus loin
Consulter l’arrêt :
C.C.E., 20 novembre 2015, n° 156 765.
Doctrine :
Sur les certificats médicaux :
- S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 109-118 ;
Sur la protection effective des autorités nationales :
- S. Saroléa (dir.), L. Leboeuf, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive qualification, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 85-93 ;
Pour citer cette note : H. Gribomont, « Esclave nigérien : rapport d’audition du CGRA invalidé», Newsletter EDEM, février 2016.