Régularisation médicale en Belgique: quelles répercussions pour l’arrêt Abdida ?
Par son jugement, le Tribunal de travail de Liège réaffirme les conclusions de la CJUE dans l’affaire Abdida concernant l’effectivité de recours dans le cadre de régularisation médicale. En l’espèce, en raison de l’effet suspensif qui doit être reconnu au recours en annulation, il condamne le C.P.A.S. à octroyer à la demanderesse une aide sociale.
Article 3, 13 C.E.D.H. –Art. 1er à 4, 19, paragraphe 2, 20, 21 et 47 CDFUE - Art. 3, 4, 5, 9,12, 13, 14 Directive 2008/115/CE - Art. 9ter, 48/4 de la loi du 15 décembre 1980 – Art. 57§2 loi organique des CPAS- séjour pour raison médicale –retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier - recours juridictionnel avec effet suspensif – impossibilité de retour pour raison médicale-aide sociale à charge de C.P.A.S.
A. Arrêt
Le jugement concerne une femme du Burkina Faso qui souffre de drépanocytose hétérozygote, une forme d’anémie héréditaire. Déboutée de sa demande d’asile en février 2012, elle introduit en août 2012 une demande de régularisation médicale sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 en raison de son état de santé. L’Office des Etrangers (ci-après O.E.) déclare la demande recevable le 20 juin 2013; la requérante bénéficie, par conséquent, d’une aide sociale de la part du C.P.A.S. à partir de cette date. L’O.E. rejette sa demande au fond le 28 janvier 2015 et lui délivre un ordre de quitter le territoire (ci-après OQT).
Un premier recours en annulation et en suspension d’extrême urgence, ainsi qu’une demande de mesures provisoires, sont introduits le 5 février 2015. Ces recours sont déclarés irrecevables le 6 février 2015. Le Conseil d’Etat saisi à cet égard, décide qu’il y avait eu une erreur en ce que l’arrêt déclarait le recours en annulation également irrecevable et que, donc, ce premier recours est toujours pendant. La requérante (ré) introduit, le 25 février 2015, un recours en annulation et en suspension auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers (ci-après C.C.E.).
Le 3 février 2015, le Centre Public d’Action Sociale (C.P.A.S.) retire l’aide sociale à la requérante. Le 26 février, elle introduit une demande en réfère devant le Tribunal de travail de Liège, section de Verviers, afin d’obtenir une aide sociale jusqu'à ce que le C.C.E. statue au fond. Cette demande est rejetée. Néanmoins, le 24 mars 2015, le Président du Tribunal rend une ordonnance condamnant l’Etat belge à faire délivrer à la requérante un titre de séjour provisoire (annexe 35).
Dans son avis écrit, l’Auditeur rappelle l’arrêt Abdida de la CJUE. [1] Il souligne que, même si la Cour a décidé que l’acquis sur l’asile n’est pas d’application dans le cadre de la « régularisation médicale », la situation de la requérante relève du champ d’application de la Directive « Retour ».[2] En interprétant les dispositions de cette dernière à la lumière de la Charte, la Cour a conclu qu’elles s’opposent à une procédure nationale qui instaure un recours non-suspensif et ne prévoit pas la prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base des requérantes pendant l’examen de ce recours. L’Auditeur observe que les enseignements tirés de cet arrêt concernent toutes les personnes faisant l’objet d’un ordre de quitter le territoire et ayant introduit un recours contre une décision de refus d’autorisation de séjour fondée sur l’article 9ter. Il note que, même si la Cour de justice a fait référence à l’arrêt N. contre le Royaume-Uni[3] et des « cas exceptionnels », elle n’a pas examiné « de plus près » si le cas de Monsieur Abdida était un cas exceptionnel au sens de l’arrêt de la CEDH, n’invoquant même pas la maladie du requérant. L’Auditeur observe qu’il :
« ne saurait en effet en être autrement car il est matériellement impossible de dire ‘à l’avance’ si une situation est à ce point exceptionnelle que le recours doit être considéré comme suspensif. On ne pourrait pas considérer, à priori, que le recours serait suspensif pour certains requérants mais pas pour d’autres ».
En appliquant ces principes en l’espèce, il conclut que la requérante se retrouve dans une situation similaire et que, par conséquent, il faut considérer : que le recours a un effet suspensif ; que la requérante est en séjour légal durant l’examen de ce recours ; ainsi qu’elle a droit à l’aide sociale à charge d’un C.P.A.S. Le Tribunal, partageant l’opinion de l’Auditeur, annule la décision de C.P.A.S. retirant l’aide sociale de la requérante et condamne celui-ci à payer une aide sociale équivalente au montant de revenu d’intégration sociale au taux isolé.
B. Éclairage
Les arrêts M’Bodj[4] et Abdida, prononcés par la Cour de justice, ont répondu par la négative à la question de savoir si les demandeurs d’une autorisation de séjour médical sur la base l’article 9ter, alinéa 1, de la loi du 15 décembre 1980[5] étaient des demandeurs de la protection subsidiaire et, sur cette base, relevaient du champ d’application personnel de la loi accueil. Or, en interprétant la directive retour à la lumière des droits fondamentaux, la Cour a affirmé dans Abdida que cette catégorie de requérants doit avoir accès à un recours suspensif et bénéficier d’une prise en charge, dans la mesure du possible, des besoins de base pendant l’examen de ce recours.
L’approche de la Cour a suscité des commentaires. Une série des critiques se focalise sur le fait « qu’il est délicat de tirer d’une norme instaurée pour faciliter l’éloignement des étrangers des éléments de protection pour ces derniers ».[6] S. Peers observe plus spécifiquement que la Cour « tried to overcome this in Abdida by performing a series of feats of legal alchemy ».[7] Néanmoins, même si la Directive a été perçue au moment de son adoption comme un « instrument de répression », elle contient également des garanties considérables pour les migrants en séjour irrégulier, par exemple concernant le contrôle juridictionnel de la rétention et l’obligation de reporter l’éloignement. Certainement, les garanties dans l’attente de retour ne sont pas élaborées d’une manière aussi détaillée que les conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs d’asile et une marge d’appréciation considérable est laissée aux Etats Membres, par exemple afin de définir le contenu de la notion des « besoins de base ».
Cependant, les considérants de la directive retour, qui illustrent la volonté du législateur, soulignent que la directive doit être mise en œuvre en respectant les principes de non-discrimination,[8] de l’intérêt supérieur de l’enfant[9] et plus globalement des droits fondamentaux et des principes reconnus en particulier par la Charte.[10] En tout état de cause, même si la motivation profonde et la rhétorique d’une partie des personnalités politiques au moment de l’adoption de la directive retour était imprégnée par la notion de répression des migrants, le rôle de la Cour est d’interpréter les dispositions qui étaient adoptées en tenant compte du but qui est mentionné explicitement dans le texte de la Directive et des obligations des Etats Membres en matière des droits de l’homme, tels qu’elles sont énoncées par le droit européen ainsi que par le droit international. Concrètement, ce but n’est autre que d’instaurer « des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace »[11] en respectant les droits fondamentaux et les principes contenus par la Charte.
Une autre série des commentaires se dirige vers l’insistance de la Cour au volet procédural « qui fait perdre de vue l’essentiel, l’objet matériel de la protection ».[12] Il est vrai qu’en construisant son raisonnement autour de l’effectivité du recours, la Cour n’a pas utilisé l’occasion de reconnaître un minimum des droits sociaux à l’ensemble des personnes en situation irrégulière, et ce, au nom de la dignité humaine.[13] La jurisprudence récente du Comité européen des droits sociaux (CEDS) reflète cette approche.[14]
Répercussions au niveau national
L’analyse doctrinale des tendances qui sont révélées par la jurisprudence de la CJUE est certainement précieuse. Cependant, comme le rappelle correctement l’Auditeur dans le jugement commenté, le droit européen doit être appliqué de la manière dont il est interprété par la Cour de justice. Les juridictions nationales ont été amenées à appliquer cette jurisprudence et à écarter les décisions de l’administration qui sont basées sur le droit national qui ne reconnaît pas un effet suspensif au recours à l’encontre d’une décision de l’O.E. déclarant la demande de séjour sur la base de l’article 9ter irrecevable ou non-fondé.
Nous avons argumenté ailleurs que la loi et la pratique belge en leur état actuel ne sont pas compatibles avec les enseignements de la Cour,[15] une position qui est partagée par d’autres auteurs.[16] L’arrêt commenté renforce ces arguments. Il clarifie que les enseignements de la Cour concernent la totalité des demandeurs de régularisation médicale ayant déposé un recours contre un refus d’autorisation de séjour sur cette base, et qu’une division entre ceux qui obtiendront une suspension et ceux qui ne l’obtiendront pas ne peux pas se baser sur le texte de l’arrêt Abdida. Cette interprétation est, par ailleurs, partagée par d’autres juridictions.[17]
Néanmoins, une autre tendance est apparue dans la jurisprudence. Plus spécifiquement, il était avancé que le fait que la Cour de justice ait fait mention aux cas « très exceptionnels »[18] signifie que l’arrêt Abdida doit connaître une interprétation restrictive, à l’instar de la jurisprudence nationale relative à « l’impossibilité médical de retour ».[19] Il nous semble, cependant, que la Cour dans Abdida quand elle a fait allusion aux cas très exceptionnels voudrait distinguer entre ceux qui contestent leur retour sur la base des raisons médicales et d’autres requérantes, et non pas de créer une catégorisation entre ceux qui contestent un refus d’autorisation de séjour sur cette base.
Par un autre jugement, le tribunal de Travail de Bruxelles, condamne le CPAS à octroyer à une requérante, qui avait déposé un recours en annulation et en suspension contre une décision de refus sur le fond de sa demande de régularisation médicale par l’O.E., sur la base d’une impossibilité médicale de retour.[20] Le Tribunal observe que la question de l’éventuelle effectivité du recours ne doit pas être examinée, puisque cet examen n’est pas susceptible d’entrainer une solution différente. Or, même si en l’espèce, au niveau pratique le résultat est le même, c’est-à-dire l’octroi de l’aide sociale, il nous semble que la reconnaissance de l’effectivité du recours répond plus précisément à la lettre du jugement de la Cour, tout en reconnaissant que l’étranger est en séjour légal pendant la durée du recours devant le CCE. Nous espérons que le législateur national aménagera la loi afin de répondre aux exigences du droit européen et de mettre fin à l’incertitude juridique à laquelle ces personnes continuent à faire face.
L.T.
C. Pour en savoir plus
Consulter l’arrêt :
Trib Trav. Liège, (div. Verviers), 28 avril 2015, R.G. n° 15/296/A
Jurisprudence
C.J.U.E., 18 décembre 2014, Abdida, C-562/13, EU:C:2014:2453
C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452
Cour. eur. D. H., N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008
Doctrine
M.B. Hiernaux, « Quels droits pour les étrangers gravement malades ? Actualités du 9ter», 180 RDE, 2015, 535
N. Klausser, « Étrangers malades et droit de l’Union européenne: Entre accroissement et restriction des garanties juridiques », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 09 janvier 2015
H. Labayle, « La protection des étrangers gravement malades par les juges européens : une cause perdue? », Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 31 mars 2015
C. Nivard, « Précisions sur les droits de la Charte sociale européenne bénéficiant aux étrangers en situation irrégulière », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 27 novembre 2014
T. Nissen, « Aide Sociale et régularisation 9ter : le point sur la question après l’arrêt Abdida », Fiche pratique de l’accueil 16, CIRE, 2015
S. Peers, « Could EU law save Paddington Bear ? The CJEU develops a new type of protection », in EU Law Analysis, Sunday, 21 December 2014
J. Pétin, « Précisions jurisprudentielles sur la protection des étrangers dans le droit de l’Union : un acte manqué ? », Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 5 janvier 2015
L. Tsourdi, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge Européen », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014
L. Tsourdi, ‘Reception conditions for asylum seekers in the EU: towards the prevalence of human dignity’, 29(1) Journal of Immigration, Asylum and Nationality Law, 2015, 9
Pour citer cette note : L. Tsourdi., « Régularisation médicale en Belgique: quelles répercussions pour l’arrêt Abdida ? », Newsletter EDEM, mai 2015.
[1] Voy. C.J.U.E., 18 décembre 2014, Abdida, C-562/13, EU:C:2014:2453; voy. également L. TSOURDI, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge Européen », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.
[2] Directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JO L348/98 (ci-après Directive Retour).
[3] Cour. eur. D. H., N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008.
[4] C.J.U.E., 18 décembre 2014, M’Bodj, C-542/13, EU:C:2014:2452.
[5] Pour rappel cette disposition prévoit que « [L]’étranger qui séjourne en Belgique qui démontre son identité conformément au § 2 et qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué ». Par ailleurs cette même loi stipule dans son article 48/4 que « § 1er. Le statut de protection subsidiaire est accordé à l'étranger qui ne peut être considéré comme un réfugié et qui ne peut pas bénéficier de l'article 9ter, et à l'égard duquel il y a de sérieux motifs de croire que, s'il était renvoyé dans son pays d'origine ou, dans le cas d'un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, il encourrait un risque réel de subir les atteintes graves visées au paragraphe 2, et qui ne peut pas ou, compte tenu de ce risque, n'est pas disposé à se prévaloir de la protection de ce pays et ce, pour autant qu'il ne soit pas concerné par les clauses d'exclusion visées à l'article 55/4.
§ 2. Sont considérées comme atteintes graves :
a) la peine de mort ou l'exécution; ou
b) la torture ou les traitements ou sanctions inhumains ou dégradants du demandeur dans son pays d'origine; ou
c) les menaces graves contre la vie ou la personne d'un civil en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
[6] Nicolas Klausser, « Étrangers malades et droit de l’Union européenne: Entre accroissement et restriction des garanties juridiques », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 09 janvier 2015, para. 39.
[7] S. Peers, « Could EU law save Paddington Bear ? The CJEU develops a new type of protection », in EU Law Analysis, Sunday, 21 December 2014.
[8]Voy. Directive Retour, Considérant 21.
[9]Voy. Directive Retour, Considérant 22.
[10]Voy. Directive Retour, Considérant 24.
[11]Voy. Directive Retour, Considérant 4.
[12] H. Labayle, « La protection des étrangers gravement malades par les juges européens : une cause perdue? », Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 31 mars 2015. L’auteur critique également la position de la Cour EDH concernant les contestations de l’éloignement des étrangers gravement malades en avançant par sa jurisprudence la Cour EDH dévalorise la protection qui est due au titre de l’Article 3 CEDH en matière migratoire.
[13] Voy. J. Pétin, « Précisions jurisprudentielles sur la protection des étrangers dans le droit de l’Union : un acte manqué ? », Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 5 janvier 2015, faisant référence également aux conclusions de l’Avocat General Bot dans l’affaire Abdida.
[14] Voy, L.Tsourdi, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge Européen », op.cit. ; L. Tsourdi, ‘Reception conditions for asylum seekers in the EU: towards the prevalence of human dignity’, 29(1) Journal of Immigration, Asylum and Nationality Law, 2015, pp. 9-24 ainsi que C. Nivard, « Précisions sur les droits de la Charte sociale européenne bénéficiant aux étrangers en situation irrégulière », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 27 novembre 2014.
[15] Voy, L.Tsourdi, « Le régime belge de la régularisation médicale face au juge Européen », op.cit.
[16] Voy, M.B. Hiernaux, « Quels droits pour les étrangers gravement malades ? Actualités du 9ter», 180 RDE, 2015, 535 ainsi que T. Nissen, « Aide Sociale et régularisation 9ter: le point sur la question après l’arrêt Abdida », Fiche pratique de l’accueil 16, CIRE, 2015.
[17] Voy. par exemple, Trib Trav. Liège, (div. Liège) (réf.), 28 avril 2015, R.G. n° 15/55/C, Trib. Trav. Liège, (div. Liège) (réf.), 3 mars 2015, R.G. n° 15/17/C.
[18] Abdida, op.cit., para. 48.
[19] Voy. Trib. Trav. Mons et Charleroi, (div. Charleroi), 23 avril 2015, R.G. n° 14/4787/A.
[20] Trib Trav. Bruxelles, 4 mars 2015, R.G. n° 14/13177/A.