L’effectivité des recours en cas d’allégation d’atteinte à la vie familiale.
Lorsqu’il est allégué qu’un éloignement viole la vie familiale, l’effectivité du recours ne requiert pas un effet suspensif de plein droit. Toutefois, les articles 8 et 13 CEDH combinés exigent une possibilité effective de contester la décision en obtenant un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates.
Art. 8 CEDH – art. 13 CEDH - éloignement d’étrangers - protection de la vie familiale - effectivité du recours (violation)
A. L’arrêt
Le requérant, ressortissant brésilien résidant en Guyane française, a été éloigné sans pouvoir contester la mesure de reconduite à la frontière illégalement adoptée à son égard avant son exécution. Dans ce département d’outre-mer, le recours contre l’Arrêté Préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) n’est pas suspensif de plein droit, contrairement au reste du territoire français. La Cour est invitée à trancher la question de savoir si l’effectivité du recours prévu par l’article 13 impose un recours suspensif lorsque cette disposition se combine avec l’article 8 de la Convention.
Un premier arrêt a été prononcé en chambre le 30 juin 2011. La majorité de la chambre a conclu à la non-violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 : « 45. Compte tenu notamment de la marge d’appréciation dont les États jouissent en pareille matière, la Cour considère que le recours offert au requérant pour contester l’APRF était « effectif » au sens de l’article 13 de la Convention, malgré son caractère non suspensif ».
L’article 13 garantit l’existence d’un recours interne permettant d’examiner les « griefs défendables » fondés sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. Si la portée de l’obligation qui pèse sur les États varie en fonction de la nature du grief et s’ils jouissent d’une marge d’appréciation, le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit (§§ 41 et 42). La Cour juge que l’effectivité ne suppose nécessairement un recours suspensif que lorsque « l’exécution de la décision contestée peut avoir des conséquences potentiellement irréversibles, par exemple sous l’angle de l’article 3 de la Convention ». Par contre, en ce qui concerne l’article 8, « les conséquences de l’ingérence dans les droits garantis par l’article 8 sont en principe réversibles ». Cela est particulièrement vrai en l’espèce, où « le lien familial n’a pas été durablement rompu à la suite de l’expulsion du requérant ».
L’opinion en partie dissidente des juges Spielmann, Berro-Lefevre et Power discute le critère des « conséquences potentiellement irréversibles » : « Il n’existe aucune raison logique ou juridique faisant obstacle à une telle exigence en matière d’article 8 » car les conséquences d’un éloignement peuvent être « dévastatrices ». Elles peuvent l’être « d’autant plus [que la victime] n’aura pas la possibilité de faire valoir ses arguments ni d’être entendue par une instance nationale appropriée avant la mise en œuvre de la mesure ». Les juges partiellement dissidents soulignent en outre qu’« exiger un recours suspensif lorsque des allégations de violation de l'article 8 sont présentées […] obligerait les États à renforcer les garanties offertes et le rôle des juridictions nationales, ainsi que, par conséquence, la subsidiarité de la Cour », sans pour autant imposer « aux États contractants une obligation d'octroyer un permis de séjour à tous les étrangers en situation irrégulière. Simplement, lorsque des non-nationaux sont ou ont été résidents d'un État partie à la Convention, et y ont établi leur vie familiale, la mesure d'expulsion ne pourrait être mise à exécution qu'après un contrôle attentif par une autorité nationale du bien fondé du grief formé sous l'angle de l'article 8 ».
L’affaire a été renvoyée devant la grande chambre, qui statue par l’arrêt du 13 décembre 2012.
Cet arrêt renverse l’arrêt de chambre. La grande chambre conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8. Bien que « s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif », l’existence d’un « grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention exige que l’État fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité » (§ 83). La Cour insiste sur la réalité et l’utilité pratique du contrôle exercé : « sans préjudice du caractère suspensif ou non des recours, l’effectivité requiert, pour éviter tout risque de décision arbitraire, que l’intervention du juge ou de ‘l’instance nationale’ soit réelle » (§ 93).
Les faits à l’origine de l’espèce étaient relativement simples ; le recours introduit devant le juge français comportait une argumentation juridique précise fondée sur la contrariété de la mesure d’éloignement avec le droit interne et la Convention. Pourtant, alors que le tribunal administratif avait été saisi le 26 janvier 2011 à 15 heures et 11 minutes, le requérant a été éloigné vers le Brésil le même jour à 16 heures. La Cour estime qu’un tel délai ne permet pas au tribunal « d’examiner sérieusement les circonstances et arguments juridiques qui militent pour ou contre la violation de l’article 8 » (§ 94). Aucun examen judiciaire du dossier du requérant n’a pu être réalisé. Effectuant une analyse concrète de la situation, la Cour conclut que « la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre a eu pour effet en pratique de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles » (§ 95). Elle répond à l’argument selon lequel un recours effectif doit être rapide en soulignant que « l’importance de la rapidité des recours […] ne saurait aller jusqu’à constituer un obstacle ou une entrave injustifiée à leur exercice, ni être privilégiée aux dépens de leur effectivité en pratique » (§ 95).
B. L’éclairage
La question de l’effectivité des recours en matière d’éloignement d’étrangers fait couler beaucoup d’encre depuis des années. La Cour eur. D. H. s’est prononcée à de nombreuses reprises, principalement dans des affaires où le grief invoqué était la violation de l’article 3 qui interdit la torture ou les traitements inhumains et dégradants ou l’article 4 du Protocole 4 qui prohibe les expulsions collectives.
S’agissant de ces dernières, l’arrêt Conka c. Belgique avait déjà souligné, à propos du recours en suspension devant le Conseil d’État, que « l’effectivité des recours exigée par l’article 13 suppose qu’il puisse empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles »[1]. Une pratique administrative consistant à ne pas éloigner du territoire tant que le recours n’a pas été tranché est « trop aléatoire »[2] face à une protection par la Convention « de l’ordre de la garantie »[3]. La Cour condamne le recours en suspension d’extrême urgence alors ouvert devant le Conseil d’État, constatant que son effet suspensif dépend du bon vouloir de l’administration qui « n’est pas tenue juridiquement d’attendre la décision du Conseil d’État pour procéder à l’éloignement »[4].
Quant à l’article 3, dans l’affaire Jabari c. Turquie, la Cour juge que l’importance de l’enjeu et le caractère irréversible de l’atteinte aux droits de l’étranger exigent une « possibilité de suspension » de la mesure[5]. L’affaire Gebremedhin c. France précise qu’une possibilité de suspension ne suffit pas ; il doit s’agir d’une suspension de plein droit[6], ce que confirme l’arrêt Abdolkhani et Karimnia du 22 décembre 2009[7]. Les mêmes exigences sont applicables en dehors du contentieux de l’immigration, notamment en matière de détention[8].
Dans l’affaire I.M. c. France, la Cour constate en outre la violation de l’article 13 CEDH combiné à l’article 3 CEDH parce que le seul recours suspensif accessible au requérant, dont la demande d’asile est traitée dans le cadre d’une procédure prioritaire, doit être introduit dans les quarante-huit heures : « la brièveté de ce délai a contraint le requérant, alors en détention et n’ayant aucun accès à une assistance juridique et linguistique, à soumettre son recours sous la forme "d’un courrier en langue arabe". Ce document comportait des arguments peu circonstanciés et dépourvus d’éléments de preuve »[9]. Cette critique a également été adressée au recours en suspension d’extrême urgence introduit devant le Conseil du contentieux des étrangers dans l’arrêt M.S.S. : « cette procédure réduit à sa plus simple expression l’exercice des droits de la défense et l’instruction de la cause »[10].
La Cour n’avait pas encore tranché la question de savoir si l’exigence d’un recours suspensif s’appliquait aussi lorsque le grief repose sur la violation de l’article 8. La réponse de la Cour dans l’arrêt commenté demeure ambiguë. Bien qu’elle prononce la violation des articles 8 et 13, elle ne parait pas exiger d’effet suspensif du recours dans tous les cas. Seule une analyse des faits propres à l’espèce permettra de déterminer si le recours doit revêtir un effet suspensif ou non. Cette analyse factuelle doit se réaliser selon un faisceau de critères: l’existence d’un recours, son accessibilité, l’impartialité et l’indépendance de l’autorité qui statue sur le recours, la profondeur de l’analyse du recours qui ne peut être trop marginale[11], les délais d’introduction et de jugement du recours.
Une position de principe plus claire eût été précieuse tant du point de vue de la protection concrète et effective des droits des migrants dont la vie familiale est menacée par un éloignement que pour sauvegarder le caractère subsidiaire du recours à Strasbourg. C’est en ce sens qu’allait l’opinion dissidente annexée à l’arrêt de chambre, opinion que réitèrent les deux opinions concordantes dans l’arrêt de grande chambre.
Une telle position de principe aurait été plus cohérente par rapport à la jurisprudence de la Cour en matière de vie familiale hors du contentieux migratoire. Dans les affaires d’enlèvement international d’enfants, par exemple, la Cour sanctionne les États qui ne veillent pas à mettre en place des procédures rapides pour permettre à un parent séparé de son enfant de le retrouver. La Cour souligne la nécessaire protection de l’enfant, première victime du traumatisme causé par la séparation avec un de ses parents. Le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre. Le temps peut avoir des conséquences irrémédiables pour les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui[12]. La Cour insiste sur la rapidité avec laquelle les décisions doivent être prises, soulignant que « dans les affaires touchant la vie familiale, le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent »[13].
S.S.
C. Pour en savoir plus
Pour consulter l’arrêt : Cour eur. D. H. (GC), 13 décembre 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n° 22689/07.
- N. HERVIEU, « Une progression européenne en demi-teinte de l’effectivité des recours en droit des étrangers », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 16 décembre 2012.
- Le Conseil d’Etat belge se réfère à l’arrêt de chambre du 30 juin 2011 dans un arrêt n°217.756 du 7 février 2012, où la question de la combinaison des articles 8 et 13 CEDH était invoquée à l’encontre d’un arrêté ministériel de renvoi adopté pour des motifs d’ordre public : « Considérant que contrairement à ce qu’affirme le moyen, il ne se déduit nullement de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce que la décision du juge administratif d’écarter les documents produits postérieurement à l’arrêté de renvoi violerait l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales; que la Cour européenne des droits de l’homme examine en effet, dans cet arrêt, l’allégation d’une violation combinée des articles 3 et 13 de la Convention, alors que le requérant invoque, en l’espèce, une violation combinée des articles 8 et 13 de celle-ci ; qu’ainsi, dans l’arrêt M.S.S., la Cour prend soin de préciser qu’un contrôle attentif et rigoureux du contenu du grief par l’instance nationale de recours s’impose compte tenu de l’importance que la Cour attache à l’article 3 et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitement, mais se montre moins exigeante, comme cela ressort de l’arrêt De Souza Ribeiro c. France du 30 juin 2011, lorsque le demandeur invoque, comme en l’espèce, une violation combinée des articles 8 et 13 de la Convention; que le moyen n’est pas fondé ».
Pour citer cette note : S. SAROLEA, « L’effectivité des recours en cas d’allégation d’atteinte à la vie familiale », Newsletter EDEM, décembre 2012.
[1] Cour eur. D.H., 5 février 2002, Conka et autres, et Ligue des droits de l’homme c. Belgique, req. n° 51564/99, pt 79.
[2]Ibid., pt 83.
[3] Ibid., pt 84.
[4]Ibid., pt 81.
[5]Cour eur. D.H., 11 juillet 2000, Jabari c. Turquie, req. n° 40035/98, pt 50.
[6]Cour eur. D.H., 26 avril 2007, Gebremedhin (Gaberamadhien) c. France, req. n° 25389/05 ; voy. également Cour eur. D.H., 11 décembre 2008, Muminov c. Russie, pt 102.
[7]Cour eur. D.H., Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, req. n° 30471/08, pts 108 et 116 ; Baysakov et autres c. Ukraine, req. n° 54131/08 ; 11 octobre 2011, Auad c. Bulgarie, req. n° 46390/10, § 121.
[8]Voyez notamment Cour eur. D.H., Payet c. France, req. n° 19606/08, pt 129 ; 9 juillet 2009, Khider c. France, req. n° 39364/05, en matière de transfert de détenu.
[9]Cour eur. D.H., 2 février 2012, I.M. c. France, req. n° 9152/09, § 150.
[10]Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09, § 389.
[11] Voy. sur ce point Cour eur. D. H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11, pts 100 et s.
[12] Voy. notamment Cour eur. D.H., 22 avril 2010, Mac Ready c. République tchèque, req. nos 4824/06 et 15512/08 ; ou encore Cour eur. D.H., 17 juillet 2008, Leschiutta et Fraccaro c. Belgique, req. nos 58081/00 et 58411/00, § 34, entre de nombreux autres arrêts.
[13] Cour eur. D.H., 6 juillet 2010, Neulinger et Shuruk c. Suisse, req. n° 41615/07.