Cour eur. D.H., 13 octobre 2016, B.A.C. c. Grèce, req. n° 11981/15

L’obligation positive de statuer dans des délais raisonnables dans la procédure d’asile.

La Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé que la Grèce avait violé l’article 8 et les articles 3 et 13 CEDH. Le premier est violé par l’absence de décision quant à la demande d'asile du requérant pendant plus de quatorze ans. L’insécurité et la précarité d’une telle attente portent atteinte à l’obligation positive des Etats au regard de l’article 8 consistant à mettre en place une procédure effective et accessible protégeant la vie privée. Les articles 3 et 13 sont violés s’agissant d’un requérant qui a subi des mauvais traitements antérieurs et qui a présenté des éléments probants selon lesquels il risquait d’en subir à nouveau en cas d’éloignement vers la Turquie et ce même si la Turquie est un pays membre du Conseil de l’Europe.

Articles 3, 8 et 13 CEDH – Turquie – procédure d’asile – conditions de vie précaires – omission de statuer – obligation positive – délai déraisonnable – situation juridique incertaine – extradition – risque ex nunc – traitements inhumains et dégradants – violations.

A. Arrêt

I. En fait

Le requérant, de nationalité turque, est un activiste politique soutenant les thèses procommunistes et pro-kurdes. Détenu dans une prison turque, il fait une grève de la faim pendant 171 jours mettant sa vie en danger, ce qui lui valut d’être remis en liberté. En 2000, il est poursuivi et inculpé par les autorités turques pour atteinte à l’ordre constitutionnel de l’Etat. Il s’enfuit en Grèce où il dépose, en 2002, une demande d’asile qui est rejetée par le secrétaire général du ministère de l’Ordre public. Il introduit un recours devant le ministre de l’Ordre public ; en vertu du droit interne, celui-ci devait statuer dans un délai de nonante jours sur avis de la Commission consultative d’asile. En 2003, dans le délai requis, la Commission émet un avis favorable à l’octroi du statut de réfugié au requérant. Le Ministre ne prend par la suite aucune décision, n’entérinant ni ne désapprouvant ainsi l’avis de la Commission.

De 2003 à 2015, le requérant vit à Athènes et se présente tous les six mois aux autorités de police pour renouveler sa carte de demandeur d’asile. Celle-ci ne constituant pas un titre de séjour, le requérant ne peut bénéficier des droits qui en découle ; elle lui permet seulement de ne pas être expulsé et de résider sur le territoire avec un statut toléré pendant la durée de l’examen de sa demande. Cette tolérance ne permet ni d’accéder à une profession libérale, ni à une formation professionnelle, ni obtenir un permis de conduire, ni d’avoir un compte bancaire et se voir attribuer un numéro d’enregistrement fiscal ou encore de solliciter le regroupement familial. En 2005, le bureau d’Interpol de Turquie demande l’extradition du requérant. En 2013, la Cour de cassation confirme la décision de rejet prise par la chambre d’accusation de la Cour d’appel au motif des risques de mauvais traitements et du caractère vague et abstrait de la nature des infractions pour lesquelles l’extradition était sollicitée.

En mars 2015, le requérant saisit la Cour européenne des Droits de l’Homme. Il allègue la violation de plusieurs dispositions de la Convention : article 8 pris isolément et combiné avec l’article 13, article 8 combiné avec l’article 14 et article 3 combiné avec l’article 13.

II. En droit

- Articles 8, 13 et 14

Le requérant soutient que l’incertitude et la précarité de sa situation pendant douze ans ainsi que les différentes restrictions qu’il aurait subies en tant que demandeur d’asile ont affecté le tissu de ses relations personnelles, sociales et économiques. Il affirme dès lors avoir été victime d’une ingérence dans le respect au droit de sa vie privée et familiale.

Le Gouvernement affirme que le non-octroi du statut de réfugié au requérant n’a aucune incidence sur sa vie privée et familiale et qu’il a pu bénéficier, et bénéficie encore, de tous les droits habituellement accordés aux demandeurs d’asile. Il ajoute que si le requérant se voit privé de certains droits reconnus uniquement aux réfugiés, il en va de son fait personnel puisqu’il a choisi de rester et de travailler en Grèce. 

La Cour rappelle que l’article 8 ne porte pas atteinte à la souveraineté des Etats qui ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers. L’article 8 ne garantit pas davantage le droit à un type particulier de titre de séjour. Par contre, l’obligation positive à un respect effectif de la vie privée peut « impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée, et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger le droit des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées » (§ 36).

Parmi les obligations positives, figurent aussi celles de l’examen, par les autorités compétentes, des demandes d'asile dans de brefs délais afin de raccourcir la précarité et l’incertitude des périodes d’attente (§ 37). La Cour distingue la situation du requérant de celle d’un étranger qui dénoncerait l’incertitude générée par une décision d’éloignement ou d’étrangers en situation illégale mettant les autorités du pays d’accueil devant le fait accompli (§§ 38-39). Le requérant est demandeur d'asile et attend qu’il soit statué quant à sa demande. La violation de l’article 8 ne provient pas de mesures d’éloignement ou d’expulsion mais de la situation de précarité et d’incertitude que le requérant a connue pendant une longue période d’attente, soit quatorze ans (§ 40) ; période caractérisée par l’impossibilité de travailler comme salarié, comme indépendant, d’accéder à l’université, d’ouvrir un compte en banque ni de se voir attribuer un numéro d’enregistrement fiscal, de disposer d’un permis de conduire, de bénéficier du regroupement familial (§§ 41 à 44).

En outre, la Cour juge injustifiée l’omission du ministre de l’Ordre public de statuer sur la demande d’asile du requérant, considérant que celle-ci ne reposait sur aucun motif et a perduré depuis plus de douze ans malgré le prononcé en faveur de la nécessité de lui octroyer le statut de réfugié ainsi que le rejet de la demande d’extradition par les instances nationales (§ 45).

La Cour estime par conséquent que les autorités compétentes ont manqué à leur obligation positive tirée de l’article 8, consistant à mettre en place une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée, au moyen d’une réglementation procédant à l’examen de la demande d’asile du requérant dans des délais raisonnable afin de raccourcir autant que possible sa situation de précarité. Partant, elle conclut à la violation de l’article 8, isolément et combiné avec l’article 13 ; en outre, eu égard à  cette conclusion, elle considère qu’il ne s’impose pas de statuer sur la violation alléguée de l’article 14.

- Articles 3 et 13 combinés

Le requérant fait état d’éléments contradictoires de la part du Gouvernement quant à sa situation de demandeur d’asile en ce qu’il affirmerait : sous l’angle de l’article 8, que son recours a été tacitement rejeté par le ministre de l’Ordre public, ce qui l’exposerait à un risque d’être arrêté en vue d’une expulsion ; sur le terrain des articles 3 et 13, que son recours est encore pendant et qu’il ne court donc aucun risque d’expulsion (§ 56). En outre, il invoque les déficiences du système d’asile en Grèce, celle-ci ayant déjà été condamnée à plusieurs reprises pour ce motif (§ 57).

Le Gouvernement d’une part reproche que le requérant aurait fait preuve de négligence dans l’exercice de ses droits en ce qu’il n’a pas introduit un recours devant le Conseil d’Etat contre la décision de rejet tacite du ministre de l’Ordre public alors que cette voie de droit lui était disponible et, d’autre part soutient qu’il n’aurait couru aucun risque d’expulsion dès lors qu’une telle mesure est interdite par la législation nationale (§ 58).

La Cour conclut à la violation de l’article 3 combiné à l’article 13 dès lors que la situation juridique incertaine du requérant l’expose à un envoi inopiné en Turquie sans avoir la possibilité de bénéficier d’un examen effectif de sa demande d'asile alors qu’il existe des risques avérés de mauvais traitements au regard de l’article 3 « au vu des mauvais traitements subis dans le passé et des séquelles qu’ils ont laissées » (§ 66).

B. Éclairage

La décision est intéressante en ce qu’elle analyse les obligations incombant aux Etats quant à la longueur de la procédure d'asile sous l’angle du droit au respect de la vie privée. Cette approche se penche sur la période d’attente à laquelle sont soumis les demandeurs d’asile, attente qui entrave le droit du requérant de mener une vie sociale (1). Cet arrêt offre l’occasion de se pencher sur les règles applicables en matière de longueur de procédure d'asile et leurs sanctions et sur l’application de l’article 8 dans son volet vie privée (2). Cela permet aussi de faire le lien avec la « régularisation liée à la longueur de la procédure d'asile » pratiquée de manière très aléatoire par les autorités belges (3).

Par ailleurs, la situation de « vide juridique » caractérisée par une précarité et une incertitude prolongée, dans laquelle se trouve le requérant en l’espèce peut être mise en lien avec la question du statut juridique et des droits sociaux reconnus aux migrants à qui on refuse un séjour, quel qu’il soit, mais qui ne peuvent pas être éloignés (4).

I. Les obligations des Etats quant à la longueur de la procédure d'asile

La Directive procédures fixe différents délais pour le traitement des demandes d'asile. Ils concernent d’abord l’enregistrement (article 6) de la demande et ensuite son traitement (article 12). L’enregistrement doit être effectué dans un délai maximal de trois, six ou dix jours. Le principe est un délai de trois jours. Le délai de six jours peut être appliqué lorsque la demande est formée auprès d’une autorité qui n’est normalement pas compétente pour enregistrer la demande ou encore de dix jours en cas d’afflux massif. Du côté du demandeur, il est précisé qu’il doit former sa demande à bref délai même si la tardiveté d’une demande ne peut conduire en soi à une décision négative même si elle peut influer sur la crédibilité du demandeur (article 10). Le demandeur jouit du bénéfice du doute lorsqu’il introduit sa demande « dès que possible » ou avance de « bonnes raisons pour ne pas l’avoir fait » (article 4, § 5, d), Directive qualification).

Une fois la demande introduite, la Directive demande aux Etats de prendre une décision « aussi rapide que possible, sans préjudice de la réalisation d’un examen approprié et exhaustif » (article 12 et considérant 18) tout en faisant preuve de flexibilité (considérant 19). Le délai maximal est de six mois pouvant être prolongés dans certaines circonstances liées à la complexité de la demande ou à des arrivées massives (article 31). En tout état de cause, le requérant doit bénéficier de délais de préparation raisonnables ainsi que le souligne la Cour européenne des Droits de l'Homme, notamment dans l’affaire Bahaddar c. Pays-Bas (1998) : « les délais doivent être suffisamment longs et appliqués de manière suffisamment flexible pour donner à une personne sollicitant le statut de réfugié une chance réaliste de prouver ses allégations » (§ 45).

En droit belge, la procédure ordinaire prévoit un délai indicatif de six mois au terme duquel le Commissaire général n’est pas sanctionné mais doit donner au demandeur d'asile une information quant au délai endéans lequel il pourra statuer (article 23, arrêté royal relatif à la procédure devant le CGRA). Plusieurs délais sont prévus dans le cas des procédures accélérées. Il s’agit de deux mois dans certaines hypothèses de refus dits techniques, par exemple parce que l’étranger entrave la prise des empreintes digitales (article 52/2, § 1er, loi du 15 décembre 1980). Ces deux mois sont réduits à quinze jours en cas de détention, si le demandeur provient d’un pays d'origine sûr (article 57/6/1) ou a déjà obtenu le statut de réfugié dans un autre pays de l’Union Européenne (article 57/6/3). Ces quinze jours sont encore réduits de moitié, à huit jours, s’agissant de la prise en considération d’une nouvelle demande d'asile. Si l’étranger qui introduit une nouvelle demande d'asile est détenu, le délai est réduit à deux jours (article 57/6/2).

Le droit belge distingue la procédure normale et les procédures accélérées. Au sein des procédures accélérées, il y a deux catégories : le traitement rapide pour les demandes jugées abusives ou le traitement prioritaire lorsque des éléments de sécurité publique interviennent ou alors lorsque l’étranger est détenu. La procédure est davantage accélérée lorsqu’il y a présomption d’absence de crainte fondée, toutes ces présomptions étant entendues de manière réfragable.

La Cour européenne des Droits de l'homme (I.M. c. France, § 150 (2012) ; M. Reneman, «Speedy Asylum Procedures in the EU : Striking a Fair Balance Remedy », I.J.R.L., 2014, p. 729) , la Cour de justice de l’Union européenne (H.I.D. et B.A. (2013), § 70 ; E. Neraudau, « Le traitement accéléré de la procédure d’asile, soumis à toutes les garanties de la Directive Procédure, ne saurait engendre un examen moins rigoureux, Newsletter EDEM, février 2013, pp. 12-17) et la Cour constitutionnelle (C.C., 16 janvier 2014, n° 1/2014 ; M. Lys, « La Cour constitutionnelle condamne l’absence de recours effectif à l’encontre des décisions de refus de prise en considération des demandes d’asile de personnes provenant d’un pays d’origine sûr », Newsletter EDEM, février 2014, pp. 9-14) balisent la possibilité pour les Etats, dans l’application notamment de la Directive procédures, de prévoir différents rythmes pour la procédure d'asile et d’organiser des procédures accélérées. Les trois juridictions rappellent aux Etats quen tout état de cause, l’examen de la demande doit être rigoureux et les procédures offertes effectives de manière à garantir une analyse ex nunc, finalisées à la date d’un éventuel éloignement.

II. Protection de la vie privée et précarité du statut

Pendant longtemps, l’article 8 n’a été invoqué en matière d’immigration qu’au titre de la vie familiale. Des voix se faisaient entendre pour souligner que certains étrangers peuvent présenter des attaches ténues avec le pays où ils vivent sans pour autant y avoir de famille. Une telle position exprimée dans un premier temps par le biais d’opinions concordantes (Beldjoudi c. France (1992) opinion concordante du juge Martens) ou dissidentes à des arrêts se centrant sur la vie familiale a été consacrée dans la jurisprudence par un arrêt C. c. Belgique, la requête étant néanmoins rejetée. La Cour y utilise la jurisprudence prenant en compte les liens sociaux qui résultent du droit « pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel ou commercial » (Niemietz c. Allemagne, 1992, § 29).

L’ancrage d’une personne étrangère au sein de la société dans laquelle elle vit est protégé au titre de la vie privée sans pour autant donner ipso facto le droit à un titre de séjour. La Cour de Strasbourg reconnaît aux Etats le droit de tenir rigueur à un étranger du fait qu’il est resté en situation de séjour illégal sur le territoire, comportement jugé contraire à l’ordre public. En fonction des circonstances de l’espèce, la sanction d’un tel comportement conduira au refus d’octroyer un titre de séjour ou alors, dans le cadre d’une analyse de mise en balance des intérêts en présence, sera supplantée par l’intensité des liens. Dans une affaire Slivenko c. Lettonie (2003), la Cour européenne des Droits de l'Homme souligne que la requérante est arrivée en Lettonie alors qu’elle avait à peine un mois et y a toujours vécu jusqu’à ses quarante ans. Sa fille aînée y a vécu jusqu’à ses dix-huit ans. Elles furent toutes deux forcées de quitter le pays alors que la seconde venait à peine d’achever sa scolarité secondaire. Elles ont été éloignées du pays où elles avaient, sans interruption, depuis leur tout jeune âge ou depuis leur naissance, noué des relations personnelles, sociales et économiques qui sont constitutives de la vie privée de tout être humain. L’éloignement leur avait de plus fait perdre leur appartement. Il a été analysé en une ingérence dans leur vie privée et leur domicile (§ 96) (voy. dans le même sens Ramadan c. Malte (2016)). Les attentes légitimes se déduisant de l’article 8 furent également protégées par la Cour dans un arrêt Bigaeva c. Grèce (2009). Il ne s’agissait pas de l’expulsion d’un étranger, mais de l’accès à une profession. Une ressortissante russe demande son inscription au Barreau d’Athènes, après y avoir effectué le stage d’avocat. Cela lui est refusé en raison de sa nationalité étrangère. La Cour rappelle que « l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics » (§ 30). Pour évaluer le caractère proportionné ou non de l’ingérence dans la vie privée de l’intéressée, la Cour tient compte des attentes légitimes de la personne. Elle considère qu’en l’espèce, « le cœur du problème réside dans le fait que l’Ordre des avocats d’Athènes est revenu sur sa décision initiale de permettre à la requérante d’accomplir le stage réglementaire et ne l’a pas finalement autorisée à participer aux examens en cause. La Cour relève que le refus dudit Ordre est intervenu au stade final du processus relatif à l’inscription au Tableau de l’Ordre des avocats, stade auquel la question de la nationalité de la requérante a été pour la première fois invoquée en tant qu’obstacle pour participer aux examens organisés par l’Ordre précité. Or, par ce biais, l’Ordre a brusquement bouleversé la situation professionnelle de la requérante, après l’avoir conduite à consacrer dix-huit mois de sa vie professionnelle à satisfaire à la condition du stage réglementaire. Compte tenu de la nature et de la raison du stage réglementaire, telles qu’elles ressortent du droit interne pertinent, la requérante n’aurait eu aucune raison apparente d’accomplir le stage en cause, si l’Ordre des avocats avait ab initio répondu par la négative à la demande en cause » (§ 33).

Dans  l’arrêt Jeunesse c. Pays-Bas (2014), la Cour souligne qu’il convient « de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration (par exemple, des précédents d’infractions aux lois sur l’immigration) ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion » (§ 107). La Cour se montre attentive au souci des Etats de ne pas être mis devant le fait accompli. Dans un tel cas « ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que l’éloignement du membre de la famille qui est ressortissant d’un pays tiers peut être jugé incompatible avec les dispositions de l’article 8 » (§ 114). Dans cette affaire, la Cour est guidée par l’intérêt supérieur des enfants pour faire prévaloir le droit d’une mère de famille sur les préoccupations de l’Etat en matière de contrôle de l’immigration (§ 121).

Dans un contexte très particulier, puisqu’il mettait en cause une ressortissante de l’Union européenne, l’affaire Aristumuno Mendizabal c. France (2006), la Cour avait également souligné que si l’article 8 ne va pas jusqu’à garantir à l’intéressé le droit à un type particulier de titre de séjour, il faut que la solution proposée par les autorités lui permette d’exercer sans entrave son droit au respect de la vie privée et familiale (§ 66). Certes, dans cette affaire, la requérante tirait directement du droit communautaire le droit de séjourner en France et de se voir délivrer une carte de séjour (§§ 67-69). Toutefois, au titre de la vie privée qui garantit à tout individu le droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables, la non-délivrance d’un titre de séjour pendant une aussi longue période alors qu’elle résidait déjà régulièrement en France depuis plus de quatorze ans a incontestablement constitué une ingérence dans sa vie privée et familiale (§§ 71-72).

Il se déduit de ce qui précède que la longueur excessive d’une procédure d'asile peut, selon les circonstances du cas d’espèce, porter atteinte à l’article 8.

III. La régularisation liée à la longueur de la procédure d'asile

Lors des opérations de régularisation dites « one shot » organisées par la Belgique par circulaire et ensuite par note interne finalement annulée, un des critères était la longueur de la procédure d’asile. La loi du 22 décembre 1999 relative à la régularisation de certaines catégories d’étrangers permettait la régularisation des étrangers en procédure d'asile depuis plus de quatre ans, réduits à trois ans pour les familles avec enfants mineurs en âge d’aller à l’école. Les instructions ministérielles non réglementaires du 18 mars 2008, dans l’accord du gouvernement du 26 mars 2009 et par note interne du 19 juillet 2009 prévoyaient un critère de régularisation quasi identique. Le Conseil d'Etat a annulé le dernier texte en date, l’instruction du 19 juillet 2009. Depuis lors, plus aucun critère ne guide la mise en œuvre de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Les Ministres et Secrétaires d’Etat successifs se sont contredits quant au fait qu’ils continueraient à appliquer ou non le critère de la longueur de la procédure d'asile. A l’heure actuelle, il est impossible de dire si le critère de la longueur de la procédure d'asile mène à la régularisation. Lorsque tel est le cas, le titre de séjour octroyé est un titre d’un an en application des articles 13 et suivants de la loi du 15 décembre 1980 et non plus un titre de séjour à durée illimitée. Le nombre d’octrois de titres de séjour sur base de l’article 9bis est aujourd’hui marginal. Le nombre de demandeurs d'asile dont les procédures ont duré trois ou quatre ans l’est également eu égard à l’accélération que ces procédures ont connue. Aujourd’hui, une procédure de plus de trois ans pour une famille ou de quatre ans pour une personne isolée est un fait rare. Cette rareté conjuguée à l’arrêt ici commenté devrait conduire les autorités à systématiser la régularisation en proposant aux demandeurs d'asile la délivrance d’un titre de séjour, outre que cela permet de mettre fin à une incertitude pesante et peut contribuer à limiter quelque peu la reconstitution d’un arriéré. Un tel résultat ne peut toutefois être escompté que si le titre de séjour délivré est de plus d’un an, à défaut, dans le cas contraire, de s’exposer au risque qu’aucun demandeur d'asile ne renonce à la procédure alors même qu’il souhaiterait bénéficier d’une « régularisation ».

IV. « Legal limbo »

La question du statut des étrangers ni expulsables ni autorisés au séjour s’est posée dans l’arrêt Khan c. Allemagne (2015). La requérante, ressortissante pakistanaise, est arrivée en Allemagne en 1991. Elle ne se vit pas reconnaître le statut de réfugié mais son séjour fut régularisé en 2001. En 2004, elle commit un meurtre ; diagnostiquée schizophrène, elle fut internée dans un hôpital psychiatrique et, en 2009, son expulsion fut ordonnée au motif qu’elle représentait un danger pour l’ordre public. Sa santé mentale s’étant améliorée, elle fut remise en liberté sous conditions et craignit dès lors d’être expulsée. Elle introduit une requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme qui conclut que son renvoi vers le Pakistan n’emporterait pas la violation de l’article 8 considérant que sa vie sociale et familiale n’étant pas suffisamment intense pour s’opposer à son exclusion, au vu des considérations de sécurité publique propres au cas d’espèce. Saisie d’une demande de renvoi, la grande chambre décida de rayer la requête du rôle, jugeant que puisque la requérante était en séjour toléré (« Duldung ») en Allemagne et que les autorités allemandes s’étaient engagées à ne pas l’expulser sans procéder à un réexamen de sa situation, elle avait perdu son intérêt à agir (Khan c. Allemagne, §§ 36-37 (2016)). Dans son opinion dissidente, le juge Sajo considère que la Cour aurait dû répondre à la question de savoir si, dans le cas d’espèce relatif à une personne handicapée mentale dont l’environnement actuel était le seul qui lui soit favorable, la simple tolérance de séjour suffisait. Cette opinion met en lumière le statut des étrangers à la fois non expulsables et non autorisés au séjour. Une telle question a une importance dans le développement du droit de l’Union européenne quant à la distinction entre la décision de retour et la décision d’autorisation au séjour (Mahdi, 2014, § 87 ; article 14 et considérant 12, Directive Retour) et se pose dans la pratique belge dès lors que les autorités usaient très peu de leur compétence discrétionnaire de régulariser pour circonstances exceptionnelles (article 9bis, loi du 15 décembre 1980). Mais la question revêt également une importance particulière dans la jurisprudence de la juridiction strasbourgeoise qui a déjà déduit de l’article 3 le droit de tout individu vulnérable de ne pas vivre dans des conditions de précarité extrême (M.S.S. c. Belgique et Grèce, 2011 ; voy. aussi décisions du Comité européen des droits sociaux : F.I.D.H. c. France, 2004 ; et C.E.C. c. Pays-Bas, 2014). Toutefois, avec l’arrêt Khan, à l’instar du juge Sajo, Luc Leboeuf regrette que la Cour n’ait pas saisi l’occasion de clarifier l’étendue des droits auxquels un individu ne pouvant être expulsé devrait bénéficier (L. Leboeuf, « Quel statut pour les étrangers ni expulsables, ni autorisés au séjour ?, Newsletter EDEM, septembre 2016, pp. 16-20). L’arrêt commenté, rendu à peine un mois après l’arrêt Khan, enseigne cela de « nouveau » que les demandeurs d’asile, vivant dans un vide juridique et de facto dans une situation précaire, peuvent légitimement invoquer le droit au respect de la vie privée et familiale.

S.S. et H.G.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt

Cour eur. D.H., 13 octobre 2016, B.A.C. c. Grèce, req. n° 11981/15.

Pour citer cette note : S. Sarolea  et H. Gribomont, « L’obligation positive de statuer dans des délais raisonnables dans la procédure d’asile », Newsletter EDEM, novembre 2016.

Publié le 07 juin 2017