Comité contre la torture, déc. Onsi Abichou c. Allemagne, 17 juillet 2013, déc. noCAT/C/50/D/430/2010

La protection face à l’éloignement par le Comité contre la torture.

L’extradition d’un délinquant vers la Tunisie viole l’article 3 de la Convention contre la torture compte tenu du risque existant à la date à laquelle il y a été procédé.

Art. 3 de la Convention contre la torture – Extradition vers la Tunisie – Évaluation du risque à la date de l’éloignement – Assurances diplomatiques insuffisantes.

A. Décision

La requête devant le comité a été introduite par l’épouse de l’intéressé détenu en Allemagne. Elle invoque que l’extradition vers la Tunisie viole l’article 3 de la convention contre la torture[1]. Le 25 août 2010, le comité adopte une mesure provisoire demandant à l’Allemagne de ne pas extrader le requérant tant que la requête serait à l’examen. Il avait toutefois été procédé à l’éloignement le même jour. Le comité a poursuivi l’examen du dossier.

Le requérant, citoyen français, est arrêté par la police allemande lors d’un contrôle. Il est visé par un mandat d’arrêt international consécutif à une demande d’extradition émise par la Tunisie. Le requérant y a été condamné dans le cadre de délits liés aux stupéfiants à deux peines dont une est d’emprisonnement à perpétuité. Les autorités allemandes ont estimé l’extradition légale. La Cour eur. D.H. rejette sa demande de mesures provisoires. À l’inverse, une demande de mesures provisoires a été formée avec succès auprès du comité contre la torture.

Le requérant dénonce le fait que la torture est utilisée comme méthode d’enquête en Tunisie, même à l’égard des criminels de droit commun notamment aux fins d’extorquer des aveux. Il juge les assurances diplomatiques données par le gouvernement tunisien non fiables (il se réfère notamment à l’affaire Ben Khemais c. Italie jugée par la Cour eur. D.H. le 24 février 2009).

Le comité contre la torture conclut à la violation de l’article 3 par l’Allemagne du fait de l’extradition du requérant vers la Tunisie. La requête devant le comité est recevable malgré la demande de mesures provisoires qui avait été introduite devant la Cour eur. D.H. dès lors que le requérant n’a pas poursuivi la procédure au fond à Strasbourg. L’interdiction de former des requêtes simultanées devant deux juridictions internationales n’est donc pas d’application. Le risque d’être soumis à la torture en violation de l’article 3 de la convention contre la torture est à évaluer en tenant compte d’un risque personnel prévisible et réel. Pour l’évaluer, un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme est requis sans qu’il faille démontrer un danger personnel.

L’interdiction de la torture est absolue et aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée pour la justifier. L’évaluation du risque de torture se fait à la date de l’examen par le comité, s’il n’a pas encore été procédé à l’éloignement, ou à la date de ce dernier, s’il a été exécuté.

Les assurances diplomatiques ne suffisent pas à exonérer un État de sa responsabilité en cas d’éloignement. Il y a lieu de vérifier la garantie absolue qu’elles offrent en pratique.

Le comité s’appuie également sur les observations finales qu’il rédige dans le cadre de l’analyse périodique des rapports nationaux. Il relève qu’il s’était montré inquiet face à des informations concordantes et sérieuses selon lesquelles il était recouru de manière systématique à la torture[2]. Ce risque général est renforcé en l’espèce par le sort qui a été réservé aux deux compagnons du concluant déjà éloignés vers la Tunisie.

Le comité précise que le fait qu’in fine, le requérant n’ait pas fait l’objet d’actes de torture après son éloignement ne permet pas de remettre en cause ou de diminuer rétrospectivement l’existence du risque au moment de l’extradition.

B. Éclairage

Une fois n’est pas coutume, la décision commentée est une décision du comité contre la torture. Les décisions du comité contre la torture sont, aux côtés de celles du Comité des droits de l’homme, une source précieuse d’information quant à l’analyse du risque de violation par ricochet des droits de l’homme en cas d’éloignement du territoire. Le Comité contre la torture examine les requêtes individuelles formées contre les États qui ont signé le protocole additionnel les autorisant. Tel est le cas de la Belgique et de tous les pays de l’Union européenne. Il traite également des rapports périodiques déposés par les États signataires de la convention contre la torture. Le dépôt et l’analyse de ces rapports forment l’autre volet du travail du Comité.

Il n’est pas autorisé d’introduire concomitamment deux recours devant deux organes internationaux. Toutefois, en l’espèce, le C.A.T. estime que le recours devant la Cour eur. D.H. ne s’est pas poursuivi au fond puisqu’elle s’est limitée à la question des mesures provisoires.

L’article 3 de la convention contre la torture interdit l’éloignement d’une personne vers un pays où elle risque la torture ou des traitements inhumains et dégradants, que cet éloignement soit réalisé dans le cadre d’un refoulement, d’une expulsion, voire d’une extradition. Comme l’article 3 CEDH, il a un caractère absolu. Aucune dérogation n’est autorisée, même si la personne présente un danger pour la société qui l’accueille. Il y a une différence notable entre les deux dispositions puisque l’article 3 C.A.T. ne s’applique que lorsque celle-ci est le fait d’agents étatiques ou de milices agissant à ce titre telles, en l’absence d’un État de droit, les milices somaliennes reconnues comme interlocuteurs par la communauté internationale[3].

En l’espèce, le requérant craignait un risque de torture lié à son extradition vers la Tunisie. L’extradition ayant été réalisée avant que le comité se prononce, celui-ci analyse le risque à la date à laquelle l’extradition a eu lieu. En cela, le C.A.T., adopte une position identique à celle de la Cour eur. D.H. Celle-ci se place, pour évaluer le risque, à la date à laquelle elle statue, lorsque l’éloignement n’a pas été réalisé, ou à la date de ce dernier, s’il a été exécuté. L’analyse des organes internationaux tranche avec l’analyse effectuée par certaines juridictions internes. Ainsi, en Belgique, le C.C.E. analyse le risque à la date à laquelle il statue lorsqu’il juge en plein contentieux. Il le fait sous réserve des limites liées à l’absence de pouvoir d’instruction et aux limites quant à la prise en compte d’éléments nouveaux. Par contre, dans le cadre du recours en annulation, recours marginal de légalité, le juge se place à la date de la décision pour évaluer sa légalité. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le montrer, notamment dans le commentaire des arrêts M.S.S. ou Singh de la Cour eur. D.H.[4], cette limite pose des difficultés dès lors que les juridictions internationales imposent une analyse ex nunc.

En ce qui concerne les assurances diplomatiques, le C.A.T. adopte la même réserve que la Cour eur. D.H. Des assurances diplomatiques sont importantes pour écarter le risque de violation de l’article 3. Encore faut-il analyser, au vu des informations relatives au pays de renvoi, si les assurances diplomatiques sont suivies d’effets et constituent la garantie absolue requise face à un risque de torture.

S’agissant de la Tunisie, la question se pose aujourd’hui de savoir si le « printemps arabe » a changé l’approche des juridictions internationales.

Le 27 mars 2012, dans l’affaire Mannai c. Italie[5], la Cour eur. D.H. a jugé que l’expulsion vers la Tunisie d’un requérant qui avait purgé sa peine comportait des risques réels d’exposition à des actes de torture et a conclu à la violation de l’article 3. La Cour s’était placée à la date de l’éloignement auquel il avait été procédé en violation des mesures provisoires, le 1er mai 2010.

Dans l’affaire Hanchi c. Bosnie-Herzégovine[6], la Cour eur. D.H. se place à la date à laquelle elle statue, le 15 novembre 2011, et conclut à la compatibilité avec la convention du renvoi d’un moudjahidin vers la Tunisie en raison du changement de régime politique. Cet arrêt a été interprété comme un tournant dans la jurisprudence strasbourgeoise s’agissant du renvoi de « terroristes islamistes » vers les pays du Maghreb[7].

La Cour se montre toutefois prudente puisque, quelques semaines plus tôt, s’agissant de l’Algérie, la levée trop récente de l’état d’urgence n’avait pas permis de la rassurer à suffisance[8].

S.S.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter la décision : Comité contre la torture, Onsi Abichou c. Allemagne, 17 juillet 2013, n° CAT/C/50/D/430/2010.

Jurisprudence :

Sur les renvois vers la Tunisie, voyez notamment Cour eur. D.H., Al Hanchi c. Bosnie-Herzégovine, 15 novembre 2011, req. n° 48205/09.

Sur l’examen ex nunc, voyez notamment : Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, n° 10486/10 ; Cour eur. D.H., Singh c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11.

Pour citer cette note : S. SAROLEA, « L’extradition d’un délinquant vers la Tunisie viole l’article 3 de la Convention contre la torture compte tenu du risque existant à la date à laquelle il y a été procédé », Newsletter EDEM, octobre 2013.


[1] « 1. Aucun Etat partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. 2. Pour déterminer s'il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l'existence, dans l'Etat intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives ».

[2] Sur le travail du Comité, voy. ici.

[4] Voy. notamment L. Leboeuf, « Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. no 33210/11 », Newsletter EDEM, octobre 2012 ; Cour eur. D.H., M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. no 30696/09, 21 janvier 2011.

[5] Cour eur. D.H., Mannai c. Italie, 27 mars 2012, req. no 9961/10.

[6] Cour eur. D.H., Al Hanchi c. Bosnie-Herzégovine, 15 novembre 2011, req. n° 48205/09.

[7] Voy. également Cour eur. D.H., K.A. c. Suisse, 17 avril 2012, req. n° 30352/09, déclarant la requête irrecevable en raison du changement de régime.

[8] Cour eur. D.H., H. R. c. France, 22 septembre 2011, req. n° 64780/09, §§ 60 à 65.

Publié le 16 juin 2017