CCE, arrêt n°137.196 du 30 janvier 2015

Après et outre Tarakhel : «Au-delà de l’arrêt Tarakhel : le Conseil du contentieux des étrangers impose une analyse individuelle et approfondie de la situation d’un demandeur d’asile renvoyé en Italie, indépendamment de la vulnérabilité de son profil.»

Dans l’arrêt commenté, le Conseil du contentieux des étrangers suspend, selon la procédure de l’extrême urgence, une décision de transfert d’un demandeur d’asile de la Belgique vers l’Italie, en application du Règlement Dublin III. Il reproche à l’Office des étrangers un examen peu rigoureux et peu précis des rapports internationaux joints au dossier administratif, pointant une lecture partielle des informations objectives en sa possession, et n’excluant pas la possibilité de traitement inhumain et dégradant pour les demandeurs d’asile renvoyés en Italie en application du Règlement Dublin III.

Art. 51/5 de la loi du 15 décembre 1980 – Art. 17 et 25 Règlement Dublin III du 26 juin 2013 – Décision de refus de séjour avec ordre de quitter le territoire – Renvoi « Dublin » vers l’Italie – Suspension en extrême urgence.

A. La décision commentée

Le requérant est un candidat réfugié palestinien, ayant introduit une demande d’asile en Belgique le 24 septembre 2014.

L’Office des étrangers (ci-après : OE) se rend compte que le requérant a déjà introduit une demande d’asile en Italie le 19 septembre 2014. Ses empreintes digitales ont été prises à cette occasion. La Belgique adresse alors une demande de reprise en charge à l’Italie en application des articles 23 et suivants du Règlement Dublin III.

Interrogé par l’OE sur les raisons pour lesquelles il souhaite introduire une demande d’asile en Belgique, et non en Italie, le requérant n’invoque aucun élément particulier, si ce n’est sa volonté de vivre en Belgique parce que ce pays montre « davantage de sympathie » pour les Palestiniens que l’Italie.

Considérant que cette qualité plutôt subjective attribuée par le requérant à la Belgique n’est pas suffisante pour que sa demande d’asile y soit traitée, l’OE poursuit la motivation de sa décision en se référant à l’arrêt Tarakhel c. Suisse de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après Cour eur. D.H.). L’OE se base plus précisément sur les considérants de cet arrêt affirmant que la situation générale d’accueil des demandeurs d’asile en Italie ne peut en aucun cas être comparée à celle prévalant en Grèce, et que, dès lors, la question des renvois de demandeurs d’asile vers l’Italie ne peut être appréhendée de la même façon que dans le cadre de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce. Considérant qu’il n’y a pas de défaillance systémique dans l’accueil des demandeurs d’asile en Italie et que tout renvoi vers ce pays n’est pas constitutif d’un traitement inhumain et dégradant, l’OE considère toutefois, dans le prolongement des considérants de l’arrêt Tarakhel, que certaines catégories de demandeurs d’asile particulièrement vulnérables peuvent subir un tel traitement, contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : CEDH), en cas de renvoi vers l’Italie, si aucune garantie préalable et individuelle d’accueil n’est donnée par l’Italie.

En l’espèce, l’OE considère que le requérant, homme seul, en bonne santé, et sans famille en Belgique, ne présente pas un profil particulièrement vulnérable. Il affirme en outre que l’Italie sera mise au courant de l’arrivée du requérant sept jours au moins avant son transfert. Dans ces conditions, l’OE est d’avis qu’il n’y a pas lieu à application de la clause de souveraineté contenue dans l’article 17 du Règlement Dublin III et que, dès lors, la Belgique n’a pas à prendre en charge le traitement de la demande d’asile du requérant.

Le requérant introduit un recours en suspension d’extrême urgence contre cette décision de transfert Dublin auprès du Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : CCE). Le débat devant le CCE se concentre principalement sur la question de savoir si les conditions dans lesquelles le requérant sera accueilli en Italie sont contraires à l’article 3 CEDH.

Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour eur. D.H. relative à l’article 3 CEDH, le CCE considère en l’espèce que l’OE a insuffisamment motivé sa décision sur la question.

L’OE s’est référé au rapport AIDA[1] pour conclure que les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Italie ne présentent pas un caractère tel qu’elles constituent un traitement inhumain et dégradant.

En l’espèce, et pour la première fois, le CCE reproche à l’OE une lecture très partielle de ce rapport. Il cite un passage du rapport AIDA non pris en compte par l’OE : « These projects are addressed to asylum seekers under the Dublin procedure, while beneficiaries of subsidiary protection are admitted only after a specific authorisation issued by the Ministry of Interior. Once the asylum seekers arrive at the airport (Milan, Rome, Bari, Venice and Bologna) they are assisted by a specific NGO and referred to the reception centre, on the basis of the individual situation (vulnerable or ‘ordinary’ categories). Nevertheless, the problem remains that the capacity within reception centers is not sufficient and the projects are limited in terms of timeframe. Generally speaking these projects have a one-year duration. »

Suivant l’argumentation du requérant, le CCE reproche à l’OE de ne pas avoir pris en considération cette information importante. Contrairement à l’OE, il considère dès lors qu’on ne peut aujourd’hui affirmer, sur base du rapport AIDA, qu’il n’existe aucun « problème »[2] d’accueil des demandeurs d’asile en Italie dont pourrait être victime le requérant.

Rappelant que, certes, la seule invocation de rapports généraux ne peut suffire à établir l’existence d’un risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de retour, le CCE affirme dans le même temps que ce n’est pas pour cette raison que l’OE peut se permettre une lecture partielle des informations objectives en sa possession. Le CCE lui impose à ce titre une obligation d’examiner si, sur base d’une lecture complète des informations objectives en sa possession, le requérant pourrait rencontrer des problèmes en termes d’accueil, une fois renvoyé en Italie[3].

Sur base de cette argumentation, le Conseil conclut à l’existence d’un moyen sérieux et à celle d’un risque de préjudice grave et difficilement réparable en cas d’exécution de l’acte attaqué. Partant, il décide de suspendre, en extrême urgence, le transfert du requérant vers l’Italie.

B. Éclairage

L’arrêt commenté constitue une nouvelle étape dans l’examen par les juridictions belges des décisions de renvoi « Dublin » vers l’Italie. Il est particulièrement intéressant car c’est la première fois que, postérieurement à l’arrêt Tarakhel c. Suisse[4] de la Cour eur. D.H., le CCE sanctionne l’OE pour n’avoir pas suffisamment examiné le risque de traitement inhumain et dégradant auquel pourraient donner lieu les conditions d’accueil en Italie.

Pour rappel, l’arrêt Tarakhel c. Suisse concernait le renvoi vers l’Italie d’une famille de demandeurs d’asile afghans. La famille était composée de six enfants mineurs et avait fui l’Italie en raison des mauvaises conditions d’hébergement. Dans ce contexte, la Cour eur. D.H. avait conclu que le renvoi de cette famille en Italie constituait une violation de l’article 3 CEDH. Elle avait reproché aux autorités suisses de ne pas avoir obtenu de garanties individuelles adaptées, dans un contexte où de sérieux doutes pouvaient être émis quant au système d’accueil italien et face à des requérants particulièrement vulnérables. La Cour de Strasbourg soulignait néanmoins que la situation italienne d’accueil des demandeurs d’asile ne pouvait être comparée à la situation grecque, qui avait fait l’objet de l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce[5]. L’approche n’y est plus systémique mais individuelle.

Ce dernier argument est repris par l’OE dans la décision relative à l’espèce commentée. Si la Cour a conclu à une violation de l’article 3 CEDH dans son arrêt Tarakhel, c’est en raison de la combinaison des « sérieux doutes »[6] qu’elle avait quant au système d’accueil italien et de la particulière vulnérabilité des requérants, qui exigeait une protection particulière,.

Le CCE a ensuite refusé de suspendre en extrême urgence des décisions de transfert Dublin vers l’Italie lorsque n’était invoqué aucun profil vulnérable rendant indispensable l’obtention de garanties individuelles d’accueil, se contentant de la motivation de l’OE selon laquelle l’Italie serait en tout état de cause prévenue de l’arrivée du demandeur d’asile sept jours avant son transfert.

L’arrêt commenté est intéressant en ce qu’il illustre une évolution de l’analyse de la situation italienne.

Si l’arrêt Tarakhel et les arrêts du CCE qui s’en sont suivis n’excluaient pas une possibilité de violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi Dublin vers l’Italie pour des profils vulnérables, ils ne prenaient cependant pas en considération la réelle dégradation des conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Italie telle qu’elle résultait des informations objectives récoltées postérieurement à la prise en délibéré de l’affaire Tarakhel.

L’arrêt commenté reproche ainsi à l’OE une lecture partielle du rapport AIDA, actualisé en avril 2014, et faisant état de réels problèmes structurels dans l’accueil des demandeurs d’asile. La lecture attentive de ce rapport laisse entrevoir une nette dégradation des conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Italie en 2014, et révèle l’existence de réelles carences en matière d’accueil des demandeurs d’asile. L’Italie continue en effet de faire face à un manque important de places d’accueil. Les conditions d’accueil varient par ailleurs très fort d’un établissement à l’autre. À titre d’exemple, selon le rapport AIDA, l’Italie compterait au 19 mars 2014, tous centres confondus, un peu plus de 21 000 places d’accueil (voy. p. 49 du rapport). Or, selon les déclarations faites par le ministre de l’Intérieur le 23 novembre 2014[7], pas moins de 56 000 demandes d’asile avaient été introduites à cette date en Italie.

Le CCE semble donc à nouveau admettre la possibilité de violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi des demandeurs d’asile vers l’Italie, indépendamment même de la particulière vulnérabilité de leur profil. Il rappelle que si, certes, la seule invocation de rapports internationaux ne peut suffire à établir le risque de violation de l’article 3 CEDH en cas de renvoi vers l’Italie, il n’en demeure pas moins que l’OE a une obligation d’examiner rigoureusement si, individuellement, le demandeur d’asile renvoyé vers l’Italie sera affecté par les carences générales du système d’accueil italien,. Ce faisant, l’arrêt commenté adopte une position incluant deux sauvegardes : l’une fondée sur les particularités d’un demandeur vulnérable et l’autre sur la vulnérabilité de tout demandeur face à un système globalement défaillant. Il rejoint en cela la posture adoptée par l’arrêt M.S.S. D’ailleurs, l’arrêt Tarakhel n’avait pas écarté une telle analyse mais ne l’estimait plus d’actualité, sans exclure qu’elle puisse l’être à nouveau. L’O.E. et le juge doivent à la fois être attentif aux situations de vulnérabilités particulières mais aussi à l’évolution de la situation globale en ce qu’elle peut affecter sérieusement une demande qui serait a priori moins vulnérable.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt : C.C.E., arrêt n° 137.196 du 30 janvier 2015.

Doctrine

S. PEERS, « Tarakhel v Switzerland : Another nail in the coffin of the Dublin system ? », EU LAW ANALYSIS, 5 novembre 2014.

L. ROSENTEIN, « L'exigence d´une garantie individuelle des conditions d'accueil des familles en demande d'asile dans le cadre du mécanisme Dublin II », Revue des droits de l’homme/ADL, 9 décembre 2014.

E. NERAUDAU et S. SAROLEA (dir.), La réception du droit européen de l’asile en droit belge : le règlement Dublin, EDEM, Louvain-la-Neuve, décembre 2014.

E. NERAUDAU, « Des garanties individuelles avant transfert Dublin litigieux, gage de respect de la Convention EDH », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.

Jurisprudence

Cour eur. D.H., 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12.

Pour citer cette note : M. LYS, « Au-delà de l’arrêt Tarakhel : le Conseil du contentieux des étrangers impose une analyse individuelle et approfondie de la situation d’un demandeur d’asile renvoyé en Italie, indépendamment de la vulnérabilité de son profil », Newsletter EDEM, janvier 2015.


[1] Disponible, dans sa dernière version, sur http://www.asylumineurope.org/reports/country/italy.

[2] C’est le mot utilisé par le CCE dans son arrêt.

[3] Voy. point 2.3.2 de l’arrêt commenté (p. 9) : « De gemachtigde had in casu de moeite moeten doen na te gaan of er in het geval van verzoeker problemen inzake opvang zouden kunnen bestaan gelet op de informatie in haar bezit en die zij overigens partieel citeert ter staving van de bestreden beslissing. Niettegenstaande algemene rapporten op zich niet volstaan om aan te nemen dat er een schending is van artikel 3 van het EVRM, blijkt op het eerste gezicht noch uit het administratief dossier noch uit de bestreden beslissing dat een zorgvuldig en nauwkeurig onderzoek, conform artikel 3 van het EVRM en de relevante rechtspraak van het EHRM, werd gevoerd naar alle omstandigheden die betrekking hebben op het individueel geval van verzoeker, met name een nauwkeurig onderzoek in het kader van opvang voor Dublin terugkeerders wiens asielaanvraag nog niet definitief werd behandeld in Italië ».

[4] Cour eur. D.H., 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12.

[5] Cour eur. D.H., 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

[6] Cour eur. D.H., 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, req. n° 29217/12, § 115 et 117.

[7] Consiglio Italiano per I Rifugiati, « Interior Minister Alfano : 56,000 requests for protection to date in 2014”.


Publié le 13 juin 2017