C.J.U.E., 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega c. Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13

Les ressortissants de pays tiers qui ont été dûment entendus sur le caractère irrégulier de leur séjour ne doivent pas nécessairement être entendus une nouvelle fois avant l’adoption de la décision de retour.

Selon la Cour de justice de l’Union européenne, l’administration ne doit pas nécessairement entendre une nouvelle fois le ressortissant d’un pays tiers en situation irrégulière avant l’adoption d’une décision de retour, que celle-ci soit consécutive ou non à un refus de titre de séjour, dès lors que celui-ci a été dûment entendu sur le caractère irrégulier de son séjour au cours de la procédure. La Cour explique cela par le fait que la décision de retour est étroitement liée à la constatation du caractère irrégulier du séjour.

Article 6 de la Directive 2008/115/CE – Article 41, § 2, a), de la Charte des droits fondamentaux de l’UE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Procédure d’adoption d’une décision de retour – Principes généraux de droit – Principe du respect des droits de la défense – Droit d’être entendu avant qu’une décision de retour ne soit rendue – Principe d’effectivité – Principe de bonne administration.

A. L’arrêt commenté

La requérante, Sophie Mukarubega, de nationalité rwandaise, a introduit une demande d’asile en France en 2009 dont elle a été déboutée par les autorités compétentes. 

Compte tenu du rejet de sa demande, le préfet de police a, par arrêté du 26 octobre 2012, refusé de lui délivrer un titre de séjour en qualité de réfugié et a assorti son refus d’une obligation de quitter le territoire français (ci-après : « première décision de retour »).

La requérante s’est toutefois maintenue illégalement sur le territoire français et a tenté de se rendre au Canada munie d’un faux passeport belge. Elle a alors été appréhendée par la police française et placée en garde à vue. Au cours de cette garde à vue, elle fut interrogée sur sa situation personnelle et familiale, son parcours, sa demande de séjour en France et son retour éventuel au Rwanda.

Par un arrêté du 5 mars 2013, le préfet a pris  un nouvel ordre de quitter le territoire à son égard sans lui accorder un délai de départ volontaire au motif de l’existence d’un risque de fuite (ci-après : « seconde décision de retour »). En outre, il a décidé, par un arrêté du même jour, de placer la requérante en rétention.

Celle-ci a interjeté appel contre les deux décisions de retour devant les juridictions administratives.

Elle a notamment fait valoir que ces décisions auraient été prises en méconnaissance du principe de bonne administration énoncé à l’article 41, § 2, a), de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : « la Charte ») qui consacre le droit d’être entendu, dès lors qu’elle n’aurait pas été mise à même de présenter des observations spécifiques sur sa situation personnelle avant l’adoption des décisions litigieuses.

Le tribunal administratif a décidé de poser à la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après : « C.J.U.E. ») les deux questions préjudicielles suivantes :

« 1) Le droit d’être entendu dans toute la procédure, lequel fait partie intégrante du principe fondamental du respect des droits de la défense, et est par ailleurs consacré par l’article 41 de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens qu’il impose à l’administration, lorsqu’elle envisage de prendre une décision de retour pour un étranger en situation irrégulière, que cette décision de retour soit consécutive ou non à un refus de titre de séjour, et notamment dans la circonstance où un risque de fuite existe, de mettre en mesure l’intéressé de présenter ses observations ?

2) Le caractère suspensif de la procédure contentieuse devant la juridiction administrative permet-il de déroger au caractère préalable de la possibilité pour un étranger en situation irrégulière de faire connaître son point de vue quant à la mesure d’éloignement défavorable qui est envisagée à son égard ? »[1]

Sur la première question, la C.J.U.E. rappelle d’abord que la directive 2008/115[2] (ci-après : « directive retour ») encadre de manière détaillée les garanties accordées aux ressortissants de pays tiers en matière de retour, puisqu’elle fixe les conditions de forme auxquelles les décisions de retour sont soumises et oblige les États membres à mettre en place des voies de recours effectives contre ces décisions. Par contre, la directive ne précise pas si et dans quelles conditions le respect du droit d’être entendu doit être assuré ni les conséquences qu’il conviendrait de tirer de la méconnaissance de ce droit[3].

Ensuite, la Cour précise le champ d’application de l’article 41 de la Charte : « il résulte clairement du libellé de l’article 41 de la Charte que celui-ci s’adresse non pas aux États membres, mais uniquement aux institutions, organes et organismes de l’Union. Partant le demandeur d’un titre de séjour ne saurait tirer de l’article 41, paragraphe 2, sous a) de la Charte un droit d’être entendu dans toute procédure relative à sa demande. Un tel droit fait en revanche partie intégrante du respect des droits de la défense, principe général du droit de l’Union »[4].

La Cour relève que, lorsqu’elles ont constaté l’irrégularité du séjour d’un ressortissant de pays tiers sur leur territoire, les autorités nationales compétentes sont, sauf exception prévues par le droit de l’Union européenne renvoyant au droit national, dans l’obligation d’adopter une décision de retour, prescrite par l’article 6, § 1er, de la directive, et ce aux termes d’une procédure équitable et transparente. De cette obligation, il découle que les États membres doivent d’une part prévoir explicitement dans leur droit national l’obligation de quitter le territoire en cas de séjour irrégulier, et, d’autre part, pourvoir à ce que l’intéressé soit valablement entendu dans le cadre de la procédure relative à sa demande de séjour ou, le cas échéant, sur l’irrégularité de son séjour[5]. Dans ces conditions, étant donné que l’adoption d’une décision de retour découle nécessairement de celle constatant le caractère irrégulier du séjour de l’intéressé, les autorités nationales, lorsqu’elles envisagent d’adopter une décision constatant le séjour irrégulier et une décision de retour, ne doivent pas nécessairement entendre l’intéressé spécifiquement sur la décision de retour. La raison en est que ce dernier a eu la possibilité de présenter de manière utile et effective son point de vue sur l’irrégularité de son séjour et sur les motifs pouvant justifier, en vertu du droit national, que les autorités s’abstiennent de prendre une décision de retour[6].

Dans le cas d’espèce, la Cour constate que la première décision de retour est intervenue à la suite de la procédure ayant conduit à refuser à la requérante le statut de réfugiée et à établir dès lors le caractère irrégulier de son séjour, de telle sorte qu’elle en est le prolongement logique et nécessaire. Mme Mukarubega ayant été en mesure d’exposer son point de vue pendant toute la durée de la procédure, elle a pu présenter, de manière utile et effective, ses observations au sujet de l’irrégularité de son séjour. Partant, il n’y avait pas lieu de l’entendre spécifiquement sur la première décision de retour avant l’adoption de cette dernière, étant entendu que ceci prolongerait la procédure administrative inutilement, et ce sans accroître sa protection juridique[7].

Concernant la seconde décision de retour, la Cour souligne que la requérante a été entendue, notamment, sur son droit de séjour en France lors de sa garde à vue et qu’elle a bénéficié de la possibilité d’être pleinement entendue sur la base d’autres facteurs que le simple fait de son séjour irrégulier[8]. La seconde décision de retour ayant été prise peu de temps après avoir entendu Mme Mukarubega au sujet de l’irrégularité de son séjour et celle-ci ayant également pu présenter ses observations à ce sujet de manière utile et effective, la Cour conclut que les autorités nationales ont adopté la seconde décision de retour en conformité avec le droit d’être entendu[9].

En raison de la réponse apportée à la première question, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’envisager la seconde question, celle-ci étant posée dans l’hypothèse où, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, le droit d’être entendu n’a pas été respecté[10].

B. Éclairage

Les principes

Le droit d’être entendu est un principe général du droit de l’Union, composante essentielle du principe de bonne administration[11]. Au stade du recours, le droit d’être entendu fait partie intégrante du respect des droits de la défense[12]. La jurisprudence de la C.J.U.E. ne cesse d’en préciser les contours[13].

La C.J.U.E. a toujours affirmé l’importance de ce droit ainsi que sa portée très large au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne. En vertu de ce principe général, le droit d’être entendu s’applique à toute procédure susceptible d’aboutir à un acte faisant grief. En outre, le respect de ce droit s’impose même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité. Il garantit ainsi à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts[14].

Il est aussi consacré de manière expresse à l’article 41 de la Charte sur les principes de bonne administration. Le second paragraphe de l’article 41 prévoit que ce principe comporte notamment le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre, le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires, ainsi que l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. Il ressort clairement des explications de la Charte que l’article 41 a été pris en vue de codifier le principe général préexistant d’effectivité[15].

Deux arrêts précisent la portée du droit d’être entendu en matière d’asile.

Premièrement, l’arrêt M.M.[16] dans lequel la C.J.U.E., s’adressant aux États ayant mis en place un « guichet unique » prévoyant le dépôt et l’examen simultané des demandes d’asile et de protection subsidiaire, considère que si l’article 4, § 1er, de la directive 2011/95[17] (ci-après : « directive qualification ») n’oblige pas les États à communiquer les motifs pour lesquels ils s’apprêtent à adopter une décision de rejet d’une demande de protection internationale, le droit d’être entendu consacré par l’article 41, § 2, de la Charte impose d’entendre le demandeur avant de statuer sur sa demande de protection subsidiaire même s’il a déjà été entendu dans le cadre de l’examen de sa demande d’asile[18].

Dans le cas d’espèce, le requérant n’avait pas été entendu dans le cadre de l’instruction de sa demande de protection subsidiaire avant qu’elle ne soit rejetée. Il n’avait pas eu connaissance des éléments considérés comme pertinents par le Ministre pour prendre la décision de refus de lui octroyer le bénéfice de la protection subsidiaire ni de la date à laquelle cette dernière devait intervenir. La Cour rappelle que « selon une jurisprudence constante de la Cour, le respect des droits de la défense constitue un principe fondamental du droit de l’Union »[19].

Elle précise que le droit d’être entendu implique que « l’administration prête toute l’attention requise aux observations ainsi soumises par l’intéressé en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et en motivant sa décision de façon circonstanciée, l’obligation de motiver une décision de façon suffisamment spécifique et concrète pour permettre à l’intéressé de comprendre les raisons du refus qui est opposé à sa demande constituant ainsi le corollaire du principe du respect des droits de la défense »[20]

et qu’ « il incombe à la juridiction de renvoi de veiller au respect, dans le cadre de chacune de ces procédures, des droits fondamentaux du demandeur et, plus particulièrement, de celui d’être entendu en ce sens qu’il doit pouvoir faire connaître utilement ses observations préalablement à l’adoption de toute décision n’accordant pas le bénéfice de la protection sollicitée »[21] (nous soulignons).

Elle rejette ainsi la thèse du gouvernement selon laquelle cette audition n’était pas nécessaire au vu du fait que le requérant avait été entendu sous l’angle de sa demande distincte d’octroi du statut de réfugié dès lors que les conditions de fond à remplir pour bénéficier du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire et les droits qui en découlent sont différents.

Deuxièmement, dans l’arrêt M.G. et R.N.[22], la C.J.U.E. rappelle une nouvelle fois que « selon une jurisprudence constante, les droits de la défense, qui comportent le droit d’être entendu et le droit d’accès au dossier, figurent au nombre des droits fondamentaux faisant partie intégrante de l’ordre juridique de l’Union et consacrés par la Charte. Il est vrai également que le respect de ces droits s’impose même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité »[23].

Elle considère, en l’espèce que, le juge national « ne saurait accorder la levée de la mesure de rétention que s’il considère, eu égard à l’ensemble des circonstances de fait et de droit de chaque espèce, que cette violation [du droit d’être entendu] a effectivement privé celui qui l’invoque de la possibilité de mieux faire valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent »[24].

L’arrêt commenté vient compléter l’étendue et la portée du droit d’être entendu en matière d’asile, après avoir clarifié le débat sur le champ d’application de l’article 41 de la Charte.

Sur le champ d’application de l’article 41 de la Charte

L’article 41 de la Charte restreint expressément dans son libellé son applicabilité aux « actions des institutions, organes et organismes de l’Union » tandis que l’article 51 énonce de manière générale que les États membres doivent respecter les droits garantis par la Charte « lorsqu’ils mettent en œuvre de droit de l’Union ». La question se pose donc de l’applicabilité de l’article 41 de la Charte dans le cadre de procédures nationales relevant du champ d’application du droit de l’Union. 

Dans l’arrêt Cicala, rendu dans un domaine hors asile, la Cour souligne que les « […] articles 296, deuxième alinéa, TFUE et 41, paragraphe 2, sous c), de la charte […] s’adressent, d’ailleurs, selon leur libellé, non pas aux États membres mais uniquement aux institutions et organes de l’Union […] »[25].

D’aucuns prétendent que la Cour, dans l’arrêt M.M., élargit la portée de l’article 41 et affirme que ce dernier s’applique dans les relations entre administrations nationales et particuliers[26]. Il est vrai qu’elle exprime dans des termes ambigus que : « (…) ainsi qu’il résulte de son libellé même, cette disposition est d’application générale »[27]. À notre estime, il est ici fait référence bien plus au contenu de la disposition qu’à son champ d’application. Dans les conclusions générales relatives à l’arrêt, l’avocat général M. Yves Bot estime d’ailleurs que « le respect de ce droit [d’être entendu] s’impose non seulement aux institutions de l’Union, en vertu de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, mais également parce qu’il constitue un principe général du droit de l’Union, aux administrations de chacun des États membres lorsqu’elles adoptent des décisions entrant dans le champ d’application du droit de l’Union […] » (nous soulignons)[28]. La Cour se réfère donc ainsi à l’article 41 pour définir la portée du droit d’être entendu qui en tant que principe général du droit de l’Union s’applique dans les rapports entre administrations nationales et administrés.

La jurisprudence récente confirme cette approche. En effet, dans l’arrêt YS, la C.J.U.E. souligne qu’il ressort clairement du libellé de l’article 41 que celui-ci s’adresse non pas aux États membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union[29].

Dans l’arrêt commenté, la Cour conclut dans le même sens et précise que le demandeur d’asile tire le droit d’être entendu dans toute procédure relative à sa demande, non pas de l’article 41, § 2, a), mais du respect des droits de la défense qui est un principe général du droit de l’Union[30]. Cet arrêt s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence précédente et devrait donc définitivement mettre un terme à cette controverse.

En droit interne, le C.C.E. a pris bonne note de la jurisprudence de la C.J.U.E.[31] : le droit d’être entendu tel que consacré par l’article 41 de la Charte reflète un principe général de droit de l’Union. Par conséquent, si l’article 41 revêt un champ d’application spécifique, limité aux décisions adoptées par les institutions et organes de l’Union, alors que les autres droits de la Charte s’imposent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, le droit d’être entendu, en tant que principe général de droit de l’Union, se libère de la limitation du champ d’application fixé par l’article 41, § 1er, de la Charte. Pour cette raison, le C.C.E. admet l’invocation du droit d’être entendu tel que consacré à l’article 41 de la Charte à l’encontre des décisions adoptées par le C.G.R.A., en tant qu’il exprime un principe général de droit de l’Union[32].

Le praticien veillera donc à ne pas formuler devant le juge interne un moyen tiré uniquement de la violation de l’article 41 de la Charte sans faire référence au principe général du droit dont cette disposition s’inspire au risque de voir son moyen déclaré irrecevable.

Cette controverse illustre ainsi parfaitement l’importance des principes généraux de droit notamment en droit de l’asile et l’intérêt non théorique à les exploiter[33].

En ce qui concerne la première question préjudicielle

Eu égard au caractère intrinsèquement lié de la décision de retour et de celle constatant le caractère irrégulier du séjour, la Cour considère que le droit d’être entendu n’impose pas à l’autorité nationale compétente qui envisage d’adopter dans le même temps, en vertu de l’article 6, § 6, de la directive retour, une décision constatant un séjour irrégulier et une décision de retour, d’entendre l’intéressé de manière à lui permettre de faire valoir son point de vue spécifiquement sur cette dernière décision, dès lors que celui-ci a eu la possibilité de présenter de manière utile et effective, son point de vue au sujet de l’irrégularité de son séjour.

Ce faisant, elle confirme la position prise dans les arrêts M.M. et M.G. et R.N.

Pour rappel, elle juge dans l’arrêt M.M. que lorsque la demande de protection subsidiaire fait l’objet d’une procédure distincte que la demande tendant à obtenir le statut de réfugié, les conditions de fond à remplir pour bénéficier du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire et les droits qui en découlent étant différents[34], il est nécessaire de réentendre le demandeur.

Dans les deux cas, la Cour examine si l’instance nationale a pu prendre une décision en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire sur base de tous les éléments pertinents, sans quoi le requérant ne pourrait pas présenter sa cause de manière utile et effective. C’est sur base de cette considération qu’elle évalue si l’intéressé devait être entendu ou non. Les enseignements généraux qui peuvent être ainsi tirés de ces arrêts doivent donc impérativement être compris dans leur contexte factuel. D’ailleurs, la Cour précise que le respect des droits de la défense peut comporter des restrictions et que l’existence d’une violation des droits de la défense doit être appréciée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce[35].

Cette compréhension du droit d’être entendu peut être mise en parallèle avec la portée que revêt le principe en droit interne. Celui-ci oblige, en principe, l’administration à entendre préalablement la personne à l’égard de laquelle elle envisage de prendre une mesure qui, bien que n’ayant pas le caractère d’une sanction, revêt un « caractère grave » dans le chef de cette personne. Il n’est ainsi pas centré sur l’intérêt de l’administré puisque son but premier consiste à s’assurer que l’autorité administrative se prépare à statuer en toute connaissance de cause, visant ainsi à garantir le respect d’un autre principe, celui du « caractère effectif de la procédure ». Le principe général de droit du « droit d’être entendu » ne trouve, notamment, pas à s’appliquer lorsque l’autorité considère qu’elle est suffisamment informée par les éléments du dossier en sa possession et peut, à juste titre, estimer qu’une audition de la personne est inutile car non susceptible de l’éclairer davantage sur la situation de la personne[36].

En l’espèce, avant la notification de la première décision de retour, et suite au rejet définitif de sa demande d’asile, la requérante a exprimé que sa situation avait changé en demandant l’admission au séjour pour des motifs « exceptionnels et humanitaires » en vue de faire valoir une activité salariée déclarée depuis 24 mois dans le secteur de la restauration, mais s’est vue opposer un « refus guichet »[37], notifiant l’irrecevabilité de son dossier. Néanmoins, comme le relève l’Avocat général, les législations nationales[38], et en l’occurrence la législation française, permettent aux ressortissants de pays tiers d’introduire une demande en vue d’une régularisation sur d’autres bases juridiques, en présentant des éléments nouveaux, dans le respect du droit d’être entendu (respect de la vie privée et familiale, état de santé, considérations humanitaires ou encore motifs exceptionnels). De surcroît, de telles dispositions relèvent de l’exception à l’article 6, § 1er, de la directive retour ; en effet, l’article 6, § 4, prévoit que les États peuvent décider d’accorder un titre de séjour pour des motifs charitables, humanitaires ou autres à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Dans ce cas, aucune décision de retour n’est prise, et le cas échéant, elle est annulée ou suspendue pour la durée de validité du titre de séjour. Selon l’Avocat général, tel pourrait être le cas de la demande d’admission au séjour pour des motifs « exceptionnels et humanitaires » faite par Mme Mukarubega. Il lui appartient dès lors de faire une demande fondée sur les motifs prévus par la législation nationale et il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier si le changement de sa situation personnelle constitue un tel motif de régularisation, en s’assurant que la demande en question a été déposée en toute bonne foi et ne constitue pas une manœuvre dilatoire[39]. La C.J.U.E. fait l’impasse sur ce raisonnement et, partant, sur ladite demande faite par la requérante ; celle-ci reposant sur le droit national, elle échappe au champ d’application du droit de l’Union et de facto à la compétence de la Cour.

L’accès effectif à de telles procédures dépendra de la qualité du degré de protection procédurale offert par exemple par le biais d’une information adéquate et de l’assistance, le cas échéant, d’un conseil[40]

La question se pose également du caractère réellement intrinsèquement lié de la seconde décision de retour et de la décision rejetant la demande d’asile. Si l’on on considère, à l’instar du gouvernement néérlandais, que ladite décision est une simple mesure de contrainte ultérieure[41], un acte intervenant dans le cadre de l’exécution d’une décision de retour déjà prise et consécutive à un refus de titre de séjour qui ne devrait pas, à ce titre, être examinée au regard du principe du droit d’être entendu, celle-ci est alors le prolongement logique et nécessaire de la procédure ayant conduit à refuser le statut de réfugié et à établir ainsi le caractère irrégulier du séjour. Au contraire, si, la seconde décision de retour est envisagée comme étant une décision autonome et non directement consécutive à une décision de refus mais prise à la suite d’une garde à vue pour usage frauduleux d’un document administratif, le respect du droit d’être entendu doit être vérifié. C’est ce que font tant l’Avocat général que la Cour dans l’arrêt commenté[42], précisant que le procès-verbal de l’audition relève que la requérante a notamment été entendue sur son droit de séjour en France, sur le point de savoir si elle acceptait de retourner dans son pays d’origine et si elle désirait rester en France. Elle a été auditionnée par les services de police sous forme de questions et de réponses et selon ceux-ci, elle n’a pas déclaré une intention de présenter une nouvelle demande de protection internationale ni tenté de faire valoir que sa situation exceptionnelle était de nature à permettre une régularisation de son séjour en France. L’Avocat général et la Cour jugent que la seconde décision de retour a été adoptée en conformité avec le droit d’être entendu.

Ce raisonnement nous apparaît contestable. Tout d’abord, pour que le droit « d’être entendu » soit effectif, il impose l’assistance d’un avocat, peu importe la nature de la deuxième décision de retour[43]. Ensuite, l’audition menée par des policiers cadre mal avec l’état de vulnérabilité intrinsèque à l’étranger en situation irrégulière[44]. Enfin, la question se pose de savoir ce qu’il en aurait été si la requérante n’avait pas été entendue et que, précédemment à la seconde décision de retour, elle avait introduit une demande de régularisation fondée sur son intégration socio-professionnelle ou sur l’article 8 CEDH. Aurait-elle dû être entendue préalablement à la deuxième décision de retour ? Quid du critère dégagé dans l’arrêt M.G. et R.N. de la « possibilité de mieux valoir sa défense dans une mesure telle que cette procédure administrative aurait pu aboutir à un résultat différent »[45] ? Les questions soulevées par l’arrêt commenté sont donc diverses et nous amènent à envisager beaucoup d’inconnues potentielles. Elles peuvent toutefois être résolues si l’on garde à l’esprit le prisme de la bonne administration qui les transcende.

En conclusion, il conviendra de se rappeler que cet arrêt ne peut être détaché de son cas d’espèce et que la réponse de la C.J.U.E. dépend de la formulation des questions préjudicielles[46]. En outre, le droit d’être entendu est une composante du principe de bonne administration, lui-même, composante du principe d’effectivité. Il semble que le « fil rouge de tous ces principes est réellement, constamment, l’idée d’une administration rationnelle »[47] et d’une « administration raisonnable »[48]. L’autorité administrative doit donc se poser la question du caractère suffisant des éléments factuels en sa possession. En cas de doute sur un élément, elle devrait réentendre l’intéressé et le cas échéant, procéder aux mesures d’instruction complémentaires pertinentes, et ce dans un souci d’efficacité et d’effectivité de la procédure.

S.D. et H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

C.J.U.E., 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega c. Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13.

Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 25 juin 2014.

Jurisprudence

C.J.U.E., 17 juillet 2014, YS c. Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel et Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel c. M, S, C-141/12 et C-372/12.

C.J.U.E., 8 mai 2014, H.N. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland et Attorney General, C-604/12.

C.J.U.E., 10 septembre 2013, M.G. et R.N. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13 PPU.

C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland et Attorney General, C-277/11.

Doctrine

M. Desomer, « De Belgische asielprocedure en de Europese administratieve rechtsbeginselen van de hoorplicht en het recht op inzage, T. Vreemd., 2009, pp. 15-24.

D.-U. Galetta, « Le champ d’application de l’article 41 de la Charte des droit fondamentaux de l’Union européenne sur le droit à une bonne administration, à propos des arrêts Cicala et M. », Rev. trim. dr. eur., 2013, pp. 77-85.

I. Opdebeek et M. Van Damme (dir.), Beginselen van behoorlijk bestuur, Bruges, La Charte, 2006.

P. Robert et S. Janssens, « Le droit d’être entendu en matière d’asile et migration : perspective belge et européenne », R.D.E., 2013, pp. 379-399.

J. Salmon, J. Jaumotte et E. Thibaut, Le Conseil d’Etat de Belgique, vol. 1, Bruxelles, Bruylant, 2012.

S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014.

S. Slama, « Prendre au sérieux la Charte des droits fondamentaux en droit des étrangers », La revue des Droits de l’Homme, 2014.

European Council on Refugees and Exiles et Dutch Council for Refugees, The application of the EU Charter of Fundamental Rights to asylum procedural law, octobre 2014.

Pour citer cette note : S. Datoussaid et H. Gribomont, « Les ressortissants de pays tiers qui ont été dûment entendus sur le caractère irrégulier de leur séjour ne doivent pas nécessairement être entendus une nouvelle fois avant l’adoption de la décision de retour », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2014.


[1] C.J.U.E., 5 novembre 2014, Sophie Mukarubega c. Préfet de police, Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, § 37.

[2] Directive (CE) n° 2008/115 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, J.O.U.E., L 348, 24 décembre 2008, p. 98.

[3] C.J.U.E., Mukarubega, op. cit., §§ 40-41.

[4] Ibid., §§ 44-45.

[5] Ibid., §§ 61-62.

[6] Ibid., §§ 59-60.

[7] Ibid., §§ 66-72.

[8] Voy. considérant 6 de la directive 2008/115.

[9] C.J.U.E., Mukarubega, op. cit., §§ 73-81.

[10] Ibid., §§ 83-84.

[11] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland et Attorney General, C-277/11, § 83.

[12] C.J.U.E., 28 mars 2000, Dieter Krombach c. André Bamberski, C-7/98, § 42 ; C.J.U.E., 18 décembre 2008, Sopropé - Organizações de Calçado Lda c. Fazenda Pública, C-349/07, § 36.

[13] P. Robert et S. Janssens, « Le droit d’être entendu en matière d’asile et migration : perspective belge et européene », R.D.E., 2013, p. 379 ; S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, La réception du droit européen de l’asile en droit belge : la directive procédures, Louvain-la-Neuve, CeDIE, 2014, pp. 79-80.

[14] C.J.U.E., 23 octobre 1974, Transocean Marine Paint Association c. Commission, C-17/74, § 15 ; C.J.U.E., Krombach, op. cit, § 42 ; C.J.U.E., Sopropré, op. cit., §§ 37-38 ; C.J.U.E., 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware c. Conseil, C-141/08 P, § 83 ; C.J.U.E., M.M. op. cit., §§ 85 à 87.

[15] S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, op. cit., pp. 55-56 ; European Council on Refugees and Exiles et Dutch Council for Refugees, The application of the EU Charter of Fundamental Rights to asylum procedural law, octobre 2014, p. 29.

[16] C.J.U.E., M.M., op. cit.

[17] Directive (CE) n° 2011/95 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), J.O.U.E., L 337, 20 décembre 2011, p. 9.

[18] Voy. L. Leboeuf, « Le droit d’être entendu s’applique au demandeur de protection subsidiaire », Newsletter EDEM, novembre 2012, pp. 10-12.

[19] C.J.U.E., M.M., op. cit., § 81.

[20] Ibid., § 88.

[21] C.J.U.E., M.M., op. cit., § 95.

[22] C.J.U.E., 10 septembre 2013, M.G. et R.N. c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justicie, C-383/13 PPU.

[23] Ibid., § 32.

[24] Ibid., § 45.

[25] C.J.U.E., 21 décembre 2011, Teresa Cicala c. Regione Siciliana, C-482/10, § 28.

[26] M.-L. Basilien-Gainche et T. Racho, « Quand le souci d’efficacité de l’éloignement l’emporte sur l’application effective des droits fondamentaux », La Revue des Droits de l’Homme, 2014 ; D.-U., Galetta,   « Le champ d’application de l’article 41 de la Charte des droit fondamentaux de l’Union européenne sur le droit à une bonne administration, à propos des arrêts Cicala et M. », Rev. trim. dr. eur., 2013., pp. 83-84 ; « The application of the EU Charter of Fundamental Rights to asylum procedural law », op. cit., p. 30.

[27] C.J.U.E., M.M., op. cit., § 84.

[28] Conclusions de l’avocat général M. Yves Bot présentées le 26 avril 2012, § 32.

[29] C.J.U.E., 17 juillet 2014, YS c. Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel et Minister voor Immigratie, Integratie en Asiel c. M, S, C-141/12 et C-372/12, § 67. Voy. également : C.J.U.E., 8 mai 2014, H.N. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform, Ireland et Attorney General, C-604/12, §§ 49 et 50.

[30] C.J.U.E., Mukarubega, op. cit., §§ 44-45.

[31] C.C.E., 25 juin 2014, n° 126 219. Voy. aussi : C.C.E., 28 mai 2013, n°103 670, § 3.2.

[33] Voy. J. Jaumotte, Actes du colloque de l’EDEM des 4 et 5 décembre 2014, à paraître.

[34] C.J.U.E., M.M., op. cit., § 92.

[35] C.J.U.E., Mukarubega, op. cit., §§ 53 et 54.

[36] J. Salmon, J. Jaumotte et E. Thibaut, Le Conseil d’Etat de Belgique, vol. 1, Bruxelles, Bruylant, 2012, nos 379 et ss. Voy aussi : J. Jaumotte, Actes du colloque de l’EDEM des 4 et 5 décembre 2014, à paraître.

[37] Un « refus guichet » est un refus oral. L’étranger se présente à la préfecture et l’administration doit normalement enregistrer les demandes de régularisation. Toutefois, dans la pratique, les agents de guichet refusent de prendre en compte les demandes de régularisation. Dans ce cas, il faut envoyer une demande par courrier afin de faire constater le « refus guichet ». C’est ce qu’a fait la requérante, par l’intermédiaire de son conseil, le 28 septembre 2012. Voy. : http://www.gisti.org/doc/actions/2001/enquete/notice.html.

[38] En droit belge, l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 qui prévoit une autorisation de séjour pour raisons médicales est une telle base juridique.

[39] Conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 25 juin 2014, §§ 79 à 87.

[40] S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, op. cit., pp. 72-75 ; 140-141.

[41] Conclusions de l'avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 25 juin 2014, § 42. En droit belge, on pourrait parler d’un acte purement confirmatif ; voy. C.E., 15 mars 2006, n° 156 424.

[42] C.J.U.E., Mukarubega, op. cit., §§ 73-81 ; conclusions de l’avocat général M. Melchior Wathelet présentées le 25 juin 2014, §§ 88 à 92.

[43] S. Saroléa (dir.), S. Datoussaid et H. Gribomont, op. cit., pp. 57-58 ; 79-95 ; 140-141.

[44] Ibid., pp. 59-61.

[46] Sur les modalités du droit d’être entendu en cas de décision de retour, voy. : C.J.U.E., 11 décembre 2014, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, C-249/13 ; voy. aussi la Newsletter de l’EDEM y relative : H. Gribomont, « La Cour précise le contenu du droit d’être entendu des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière », Newsletter EDEM, janvier 2015.

[47] I. Opdebeek et M. Van Damme (dir.), Beginselen van behoorlijk bestuur, Bruges, La Charte, 2006, p. 10.

[48] Ibid.

Publié le 14 juin 2017