L’évaluation prospective des moyens de subsistance requis pour bénéficier du regroupement familial.
La Cour de justice juge que la législation espagnole, qui prévoit le rejet d’une demande de regroupement familial lorsque le regroupant ne démontre pas que ses revenus suffisants seront maintenus sur une période d’un an, respecte la directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers. Elle estime que pareille condition découle de l’exigence de stabilité et de régularité des moyens de subsistance. Elle souligne, toutefois, que l’évaluation prospective doit s’opérer dans le respect du principe de proportionnalité, ce qui implique qu’elle ne s’étende pas sur une période d’une durée déraisonnable, d’une part, et qu’elle ne revienne pas à exiger que le maintien des revenus soit absolument certain, mais se contente de ce qu’il soit prévisible, d’autre part.
Directive 2003/86/CE – regroupement familial entre ressortissants de pays tiers – moyens de subsistance stables, réguliers et suffisants – évaluation prospective.
A. Arrêt
Une juridiction espagnole interroge la Cour de justice sur la compatibilité de la législation espagnole relative au regroupement familial avec un regroupé ressortissant de pays tiers, qui prévoit une évaluation prospective des revenus du regroupant, avec la directive 2003/86/CE. Elle souhaite savoir, en substance, si la perspective que le regroupant conserve des revenus suffisants durant un an suivant l’introduction de la demande de regroupement familial, compte tenu de sa situation financière dans les six mois précédant la demande, peut être exigée.
A l’origine de cette question se trouve le refus des autorités espagnoles d’autoriser un ressortissant de pays tiers à se regrouper avec son épouse au motif que, s’il disposait d’un contrat de travail à durée déterminée lors de l’introduction de la demande de regroupement familial, ce dernier était rompu au moment de son examen.
Dans sa réponse, la Cour de justice commence par rappeler les grands principes de sa jurisprudence relative au regroupement familial entre ressortissants de pays tiers. Elle rappelle que cette dernière doit s’interpréter à la lumière de son objectif, qui est de faciliter leur intégration en leur permettant de vivre en famille[1], et de la Charte des droits fondamentaux, qui protège le droit à la vie familiale[2].
La Cour constate, ensuite, que la directive 2003/86/CE autorise expressément les Etats membres à exiger du regroupant des « ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille sans recourir au système d'aide sociale de l'État membre concerné »[3]. La directive énonce, également, qu’il revient aux Etats membres d’évaluer ces ressources « par rapport à leur nature et leur régularité »[4].
La Cour en déduit que la directive 2003/86/CE ne s’oppose pas à ce que les Etats membres évaluent la régularité des moyens de subsistance au-delà de la date du dépôt de la demande de regroupement familial. Au contraire, pareille évaluation prospective correspond à l’esprit de la directive, qui ne s’applique qu’aux ressortissants de pays tiers qui, outre un séjour de plus d’un an, démontrent une « perspective fondée d'obtenir un droit de séjour permanent »[5]. Elle est, en outre, cohérente avec la possibilité qu’ont les Etats membres de retirer le titre de séjour accordé au regroupé lorsque le regroupant ne dispose plus de moyens de subsistance suffisants[6].
La Cour précise, toutefois, que pareille évaluation prospective doit respecter le principe de proportionnalité. Cela implique qu’elle se réalise sur une durée raisonnable, sans aller « au‑delà de ce qui est nécessaire afin de permettre d’évaluer, de manière individuelle, le risque potentiel que le regroupant ait à recourir au système d’aide sociale de cet État une fois le regroupement familial effectué »[7]. Cela implique également que l’évaluation prospective n’engendre qu’une exigence de « maintien prévisible », et non certain, des ressources[8].
En l’espèce, la Cour juge raisonnable la durée d’un an consacrée par la législation espagnole[9]. Elle estime en outre que cette législation, qui conditionne le refus du regroupement familial à la « certitude » que le regroupant ne bénéficiera pas de revenus suffisants dans l’année qui suit l’introduction de la demande de regroupement familial, respecte le principe de proportionnalité[10]. Elle souligne, enfin, que rien n’empêche un Etat de se fonder sur les revenus du regroupant sur les six mois antérieurs à l’introduction de la demande de regroupement familial, pour évaluer la probabilité de leur maintien dans l’année qui suit[11].
B. Éclairage
Par l’arrêt commenté, la Cour de justice rejoint la position adoptée par la Commission européenne dans ses lignes directrices, où elle souligne que l’évaluation de la stabilité et de la régularité des ressources implique de s’interroger sur leur maintien dans un « avenir prévisible ». A suivre ces lignes directrices :
« L’évaluation de la stabilité et de la régularité des ressources doit être fondée sur un pronostic selon lequel les ressources pourront raisonnablement être disponibles dans un avenir prévisible, de sorte que le demandeur n’ait pas besoin de recourir au système d’aide sociale. À cette fin, le demandeur peut fournir la preuve qu’il dispose et continuera à disposer de ressources d’un certain niveau sur une base régulière. En général, un contrat de travail à durée indéterminée doit donc être considéré comme une preuve suffisante. »[12]
Les enseignements de l’arrêt Khachab ne doivent, en conséquence, pas surprendre. Ils présentent, cependant, l’opportunité de s’interroger sur les contours de l’évaluation prospective des revenus, incertains en droit belge.
La loi du 15 décembre 1980 n’exige pas explicitement que le maintien de revenus suffisants, sur une période déterminée, soit démontré. Pour autant, afin de déterminer si les revenus du regroupant sont suffisamment stables et réguliers, le Conseil du contentieux des étrangers opère parfois une évaluation prospective plus ou moins explicite.
A l’occasion de divers arrêts relatifs à des contrats de travail conclus dans un objectif de réinsertion professionnelle, le Conseil du contentieux des étrangers se réfère à leur caractère temporaire pour juger qu’ils ne génèrent pas des revenus présentant une régularité et une stabilité suffisante. Ainsi, dans l’arrêt n° 164.004 du 14 mars 2016, le Conseil du contentieux des étrangers juge que les revenus issus d’un contrat de travail à durée déterminée conclu avec un C.P.A.S., dit « contrat article 60 », ne constituent pas des revenus suffisamment stables et réguliers parce qu’ils ont vocation à prendre fin dès que la durée de travail nécessaire pour ouvrir le droit aux allocations de chômage a été atteinte[13]. De même, dans l’arrêt n° 151.158 du 20 août 2015, le Conseil juge que les revenus tirés d’un contrat de travail conclu dans le cadre d’un programme de transition professionnelle ne répondent pas aux conditions de régularité et de stabilité parce qu’ils sont par définition temporaires :
« dès lors que les contrats conclus dans le cadre desdits programmes ont, d’une part, une durée limitée et, d’autre part, vocation à permettre à leur bénéficiaire de se réinsérer plus facilement sur le marché de l’emploi à leur expiration, la partie défenderesse a pu, à juste titre, estimer que de tels contrats ne généraient pas des moyens de subsistance stables et réguliers »[14]
A l’inverse, dans d’autres arrêts relatifs à des contrats de travail à durée déterminée, le Conseil censure les décisions de refus de regroupement familial fondées sur le caractère temporaire du contrat de travail. Ainsi, dans l’arrêt n° 157.071 du 26 novembre 2015, le Conseil annule une décision de refus fondée sur la circonstance que le contrat de travail du regroupant arrive à terme peu après l’introduction de la demande[15]. Il en va de même dans l’arrêt n° 146.813 du 29 mai 2015, où le Conseil souligne que le risque que l’employeur mette un terme à l’emploi dont bénéficie le regroupant est inhérent à tout contrat de travail :
« Uit artikel 40ter, tweede lid van de Vreemdelingenwet volgt dat de Belgische referentiepersoon moet beschikken over stabiele, toereikende en regelmatige bestaansmiddelen, waarbij rekening wordt gehouden met de aard en regelma-tigheid van de voorgelegde bestaansmiddelen. In deze bepaling staat niet vermeld dat de Belgische referentiepersoon moet aantonen dat hij over deze bestaansmiddelen of tewerkstelling zal beschikken in de toekomst.
(…)
Te dezen kan ook opgemerkt worden dat zelfs een werknemer met een arbeidsovereenkomst van onbepaalde duur niet in staat is om stabiele, toereikende en regelmatige bestaansmiddelen voor de nabije toekomst te garanderen, aangezien een werknemer in grote mate afhankelijk is van zijn werkgever wat het handhaven van zijn eigen werksituatie betreft. »[16]
L’arrêt Khachab ne devrait pas bousculer cette jurisprudence. Il se lit, d’abord, comme un rappel du principe d’une évaluation individuelle des moyens de subsistance, tel qu’énoncé par l’arrêt Chakroun[17]. La Cour réaffirme l’importance d’opérer une évaluation du caractère stable des moyens de subsistance au cas par cas, en tenant compte du profil du regroupant. Cela implique, à notre sens, de s’interroger sur ses capacités d’obtenir un nouvel emploi s’il bénéficie d’un contrat de travail à durée limitée, compte tenu par exemple de son passé professionnel. Il se lit, ensuite, comme un rappel du principe de proportionnalité. L’évaluation de la probabilité que le regroupant bénéficie d’un nouvel emploi doit tenir compte du droit à la vie familiale, en se contentant d’une probabilité raisonnable et non d’une probabilité certaine.
L.L.
C. Pour en savoir plus
Lire l’arrêt :
C.J.U.E., 21 avril 2016, Khachab, aff. C-558/14, EU:C:2016:285
Doctrine :
- S. Sarolea et J. Hardy, « Le regroupement familial : la jurisprudence belge au croisement des sources internes et européennes » in B. Renauld (dir.), Questions actuelles en droit des étrangers, Limal, Anthémis (à paraître).
- J. Hardy, « Les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86 relative au droit au regroupement familial à l’aune de la jurisprudence récente », Rev. dr. étr., 2014, p. 339
Pour citer cette note : L. Leboeuf, « L’évaluation prospective des moyens de subsistance requis pour bénéficier du regroupement familial », Newsletter EDEM, Avril 2016.
[1] C.J.U.E., 21 avril 2016, Khachab, aff. C-558/14, EU:C:2016:285, §26.
[2] Ibidem, §27.
[3] Art. 7, §1er, c), de la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, J.O., n° L 251, 3 octobre 2003, p. 12.
[4] Art. 7, §1er, c), de la directive 2003/86/CE.
[5] C.J.U.E., Khachab, op. cit., §35 ; art. 3, §1er, de la directive 2003/86.
[6] C.J.U.E., Khachab, op. cit., §39; art. 16, §1er, a), de la directive 2003/86.
[7] C.J.U.E., Khachab, op. cit., §45.
[8] Ibidem, §46.
[9] Ibidem, §45.
[10] Ibidem, §46.
[11] Ibidem, §47.
[12] Communication COM(2014) 210 final du 3 avril 2014 de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial. Sur ces lignes directrices, voy. J. Hardy, « Les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86 relative au droit au regroupement familial à l’aune de la jurisprudence récente », R.D.E., 2014, p. 339.
[15] C.C.E., 26 novembre 2015, n° 157.071 contra : C.C.E., 10 avril 2014, n° 122.282 ; voy. S. SAROLEA et J. HARDY, « Le regroupement familial : la jurisprudence belge au croisement des sources internes et européennes » in B. RENAULD (dir.), Questions actuelles en droit des étrangers, Limal, Anthémis (à paraître).