C.J.U.E., 2 décembre 2014, A, B et C, aff. jointes C-148/13 à C-150/13, EU:C:2014:2406

Les limites à respecter dans l’évaluation de l’orientation sexuelle d’un demandeur d’asile.

Par l’arrêt A, B et C, la C.J.U.E. précise que l’évaluation de l’orientation sexuelle alléguée par un demandeur d’asile doit se réaliser de façon individuelle et en respectant la Charte des droits fondamentaux. D’une part, le caractère individuel de l’évaluation implique que l’orientation sexuelle ne puisse pas être remise en question au seul motif que le demandeur est incapable de répondre à des questions relatives à des stéréotypes ou qu’il a invoqué son orientation sexuelle tardivement. D’autre part, le respect de la Charte implique que le demandeur ne peut pas être interrogé sur ses pratiques sexuelles (droit à la vie privée) et que les preuves d’actes sexuels ainsi que des tests médicaux ne peuvent être ni exigés, ni pris en considération lorsqu’ils sont produits volontairement (droit à la dignité).

Art. 1 de la Charte – Art. 7 de la Charte – Art. 4 de la directive qualification – Examen de crédibilité – Orientation sexuelle.

A.  Arrêt

Les demandes d’asile[1] d’A., B. et C., sont rejetées par les instances d’asile des Pays-Bas au motif que leur homosexualité n’est pas crédible. Saisi en appel, le Conseil d’État néérlandais adresse une question préjudicielle à la C.J.U.E. afin de connaître les limites encadrant l’évaluation de l’orientation sexuelle alléguée par un demandeur d’asile. La C.J.U.E. répond à la question préjudicielle à l’aide d’un raisonnement en deux temps, par lequel elle admet qu’il peut être nécessaire d’évaluer la crédibilité de l’orientation sexuelle alléguée (i) avant de fixer les limites que cet examen de crédibilité doit respecter (ii).

(i) Le rejet de l’auto-identification

La C.J.U.E. rappelle le contenu de l’article 4 de la directive qualification, qui fixe les modalités d’évaluation de toute demande d’asile, tel qu’elle l’avait clarifié à l’occasion de l’arrêt M.[2] L’article 4 de la directive qualification prévoit que l’évaluation d’une demande d’asile se réalise en deux temps. Premièrement, la réalité des faits qui fondent la demande d’asile doit être établie. S’il revient au demandeur d’asile d’établir ces faits, ce dernier doit bénéficier de la coopération des autorités nationales qui peuvent être les mieux placées pour obtenir certaines preuves, comme des rapports relatifs à la situation prévalant dans le pays d’origine. Deuxièmement, les faits établis doivent être confrontés aux conditions juridiques de reconnaissance de la qualité de réfugié ou d’octroi de la protection subsidiaire. Cette évaluation juridique relève de la seule responsabilité des autorités nationales.

L’évaluation de l’orientation sexuelle appartient à la première étape, où les autorités nationales sont intimement impliquées. Elles peuvent donc évaluer l’orientation sexuelle et refuser de se contenter de l’auto-identification par le demandeur, sous réserve de l’hypothèse où ce dernier bénéficie du doute conformément à l’article 4, § 5, de la directive qualification[3]. Selon la C.J.U.E., « bien qu’il appartienne au demandeur d’asile d’identifier cette orientation, qui constitue un élément relevant de sa sphère personnelle, les demandes d’octroi du statut de réfugié motivées par une crainte de persécution en raison de cette orientation, tout comme les demandes fondées sur d’autres motifs de persécution »[4].

(ii) Les limites que l’évaluation de l’orientation sexuelle doit respecter

La C.J.U.E. précise les limites que cette évaluation de la crédibilité de l’orientation sexuelle devra respecter en rappelant l’exigence d’un examen individuel des demandes d’asile ainsi que du respect de la Charte des droits fondamentaux.

Premièrement, l’obligation d’individualisation s’oppose à ce que l’orientation sexuelle alléguée soit remise en cause au seul motif que le demandeur échoue à répondre à des questions fondées sur des stéréotypes, comme en l’occurrence la connaissance des associations de défense des intérêts des homosexuels[5]. Si de telles questions peuvent être utiles, elles ne sont pas déterminantes et ne peuvent pas être les seules posées. Selon la C.J.U.E., « l’évaluation des demandes d’octroi du statut de réfugié sur la seule base de notions stéréotypées associées aux homosexuels ne répond pas aux exigences des dispositions mentionnées au point précédent [l’article 4 de la directive qualification], en ce qu’elle ne permet pas auxdites autorités de tenir compte de la situation individuelle et personnelle du demandeur d’asile concerné »[6].

En outre, l’obligation d’individualisation s’oppose à ce que l’orientation sexuelle alléguée soit estimée non crédible pour la seule raison qu’elle n’a été invoquée qu’à un stade tardif de la procédure. Si l’article 4 de la directive qualification autorise les États membres à consacrer l’obligation du demandeur d’asile de présenter les éléments à l’origine de sa demande le plus rapidement possible[7], il oblige également les États membres à tenir compte de la situation personnelle ou générale dans laquelle s’inscrit la demande[8]. Or, les questions relatives à la sexualité sont particulièrement sensibles, raison pour laquelle « il ne saurait être conclu au défaut de crédibilité de celle-ci du seul fait que, en raison de sa réticence à révéler des aspects intimes de sa vie, cette personne n’ait pas d’emblée déclaré son homosexualité »[9].

Deuxièmement, deux droits de la Charte en particulier doivent être respectés lorsque l’orientation sexuelle est évaluée. Le droit à la vie privée et familiale s’oppose à ce que le demandeur soit interrogé en détails sur ses pratiques sexuelles[10]. Le droit à la dignité humaine s’oppose à la soumission du demandeur à des tests médicaux et à la production de preuves d’actes sexuels[11].  Même soumises volontairement, de telles preuves ne peuvent jamais être admises sous peine de susciter un effet incitatif qui impliquerait que chaque demandeur d’asile soit de facto contraint de les produire[12].

B. Éclairage

Bien que les enseignements de l’arrêt A, B et C concernent principalement les modalités de l’évaluation de l’orientation sexuelle alléguée par un demandeur d’asile (i), certains d’entre eux pourraient également s’appliquer à l’évaluation de la crédibilité d’autres circonstances factuelles invoquées en appui du récit d’asile (ii).

(i) Quant à l’évaluation de l’orientation sexuelle

Par l’arrêt A, B et C, la C.J.U.E. condamne clairement les pratiques largement décriées de certains États membres. Ainsi, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et le H.C.R. ont critiqué les tests phallométriques infligés par les autorités tchèques aux demandeurs d’asile qui invoquent leur orientation sexuelle au motif qu’ils portent atteinte aux droits fondamentaux et ne sont pas fiables[13]

Si l’arrêt A, B et C précise comment l’orientation sexuelle ne peut pas être évaluée, reste encore à déterminer comment elle peut l’être. Dans ses principes directeurs, le Haut-commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies recommande d’interroger le demandeur sur les « éléments relatifs aux perceptions, aux sentiments et aux expériences personnels du demandeur en matière de différence, de stigmatisation et de honte »[14]. Interroger le demandeur d’asile sur son vécu personnel permet de plus aisément cerner la crédibilité de son orientation sexuelle.

(ii) Quant à l’évaluation d’autres motifs de persécution

L’égalité. L’interdiction d’une évaluation de l’orientation sexuelle qui ne respecterait pas les garanties générales d’individualisation, exigée par l’article 4 de la directive qualification, et de respect de la Charte, indique que la C.J.U.E. poursuit l’approche initiée dans l’arrêt X, Y et Z. Dans cet arrêt, la C.J.U.E. avait notamment jugé que les demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle ne pouvaient pas être rejetées au motif que le demandeur pourrait dissimuler son orientation, ou l’exprimer avec réserve, dans son pays d’origine[15]. Elle se fondait pour cela sur sa jurisprudence Y. et Z. selon laquelle une telle exigence de « demeurer discret » ne pouvait pas non plus être exigée du demandeur d’asile persécuté en raison de ses croyances religieuses[16]. Les principes généraux applicables aux demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle sont identiques à ceux applicables aux demandes d’asile fondées sur d’autres motifs.

Ce faisant, la C.J.U.E. confirme que les standards du droit européen de l’asile sont plus protecteurs que ceux de la C.E.D.H. en ce qui concerne les demandes d’asile fondées sur l’orientation sexuelle. A l’occasion de l’arrêt M.E. c. Suède, la Cour eur. D.H. a en effet pris en considération le « choix actif » du requérant de « vivre discrètement » son homosexualité au motif qu’il résulte de considérations privées et non d’une peur de subir la persécution, pour conclure que son renvoi vers la Libye ne violerait pas la C.E.D.H.[17].

L’occasion manquée. Force est cependant de constater que l’arrêt A, B et C parait intimement lié aux spécificités des cas d’espèce. Plutôt que de développer des standards applicables à toute demande d’asile quel que soit le motif sur lequel elle se fonde, la C.J.U.E. précise expressément n’analyser que les « modalités d’appréciation des déclarations et des preuves documentaires ou autres dans chacune des affaires au principal »[18]. La C.J.U.E. ne précise pas le contenu de l’article 4 de la directive qualification autrement qu’elle l’avait esquissé à l’occasion de l’arrêt M. Ainsi, la C.J.U.E. ne se prononce pas sur la question du droit du demandeur d’asile d’être entendu sur les motifs pour lesquels les autorités nationales s’apprêtent à remettre en cause sa crédibilité, que l’Avocat général déduisait de l’article 4 de la directive qualification[19].

Certains enseignements de l’arrêt A, B et C pourraient cependant être étendus à l’évaluation de la crédibilité d’autres circonstances factuelles. Il en va ainsi en particulier de l’exigence d’un examen individuel, qui tienne compte de la vulnérabilité spécifique de chaque demandeur d’asile[20]. Cette exigence de prendre la vulnérabilité spécifique du demandeur d’asile en considération pour évaluer ses déclarations clarifie le contenu de l’article 4 de la directive qualification, qui ne la mentionne qu’en ce qui concerne l’évaluation du degré de gravité des actes craints dans le pays d’origine[21]. Elle peut être utilement invoquée par des demandeurs d’asile qui fondent leur demande sur un motif autre que leur orientation sexuelle[22].

L.L.

C. Pour en savoir plus

Consulter l’arrêt : C.J.U.E., 2 décembre 2014, A, B et C, aff. jointes C-148/13 à C-150/13, EU:C:2014:2406.

Doctrine

- CBAR-BCHV, Trauma, geloofwaardigheid en bewijs in de asielprocedure, 2014.

- Conclusions de l’avocat général Sharpston, présentées le 17 juillet 2014 dans A, B et C.

- L. LEBOEUF, « Droit européen de l’asile et homosexualité », R.D.E., 2014, pp. 3 à 12.

- J. PETIN, « L’examen de la crédibilité d’une demande de protection fondée sur l’orientation sexuelle : vers une reconnaissance de la vulnérabilité des demandeurs homosexuels par la CJUE ? », GDR-ELSJ, 2014.

- M. TISSIER-RAFIN, « L’orientation sexuelle comme motif de persécution doit être appréciée dans la dignité », Lettre ADL du CREDOF, janvier 2015.

- Vluchtelingenwerk Vlaanderen, Holebi's op de vlucht. Een analyse van beslissingen door de asielinstanties, 2013.

Pour citer cette note : L. Leboeuf, « Les limites à respecter dans l’évaluation de l’orientation sexuelle d’un demandeur d’asile », Newsletter EDEM, janvier 2015.


[1] Par « demande d’asile », nous entendons tant les demandes de reconnaissance de la qualité de réfugié que celles d’octroi de la protection subsidiaire.

[2] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M., aff. C-277/11, EU:C:2012:744. Sur l’examen de crédibilité, voy. H.C.R., Beyond Proof. Credibility Assessment in EU Asylum Systems, 2013.

[3] C.J.U.E., 2 décembre 2014, A, B et C, aff. jointes C-148/13 à C-150/13, EU:C:2014:2406, § 51 ; art. 4, § 5, de la directive qualification « […] lorsque certains aspects des déclarations du demandeur ne sont pas étayés par des preuves documentaires ou autres, ces aspects ne nécessitent pas confirmation lorsque les conditions suivantes sont remplies: a) le demandeur s'est réellement efforcé d'étayer sa demande; b) tous les éléments pertinents à la disposition du demandeur ont été présentés et une explication satisfaisante a été fournie quant à l'absence d'autres éléments probants; c) les déclarations du demandeur sont jugées cohérentes et plausibles et elles ne sont pas contredites par les informations générales et particulières connues et pertinentes pour sa demande; d) le demandeur a présenté sa demande de protection internationale dès que possible, à moins qu'il puisse avancer de bonnes raisons pour ne pas l'avoir fait, et e) la crédibilité générale du demandeur a pu être établie. »

[4] C.J.U.E., A, B et C, op. cit., §52.

[5] Ibid., §60.

[6] Ibid., §62.

[7] Art. 4, § 1er, de la directive qualification.

[8] Art. 4, § 3, de la directive qualification.

[9] C.J.U.E., A, B et C, op. cit., § 69.

[10] Ibid., § 64.

[11] Ibid., § 65.

[12] Ibid., § 66.

[14] H.C.R., « Demandes de statut de réfugié fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre », Principes directeurs n° 9, 2012, §§ 62 et s. Pour des cas d’application, voy. C.C.E., 10 octobre 2013, n° 111 674 ; C.C.E., 5 décembre 2013, n° 115 126.

[15] C.J.U.E., 7 novembre 2013, X., Y. et Z., aff. jointes C-199/12 à C-201/12, EU:C:2013:720.

[16] C.J.U.E., 5 septembre 2012, Y.et Z., aff. jointes C-71/11 et C-99/11, EU:C:2012:518.

[17] Cour eur. D.H., 26 juin 2014, M.E. c. Suède, req. n°71398/12, § 86. Voy. également l’opinion dissidente de la juge Power-Forde sur ce point.

[18] C.J.U.E., A, B et C, op. cit., §59.

[19] Conclusions de l’avocat général Sharpston, présentées le 17 juillet 2014 dans A, B et C, § 81.

[20] Ibid., § 60.

[21] Art. 4, § 3, c) de la directive qualification : « Il convient de procéder à l'évaluation individuelle d'une demande de protection internationale en tenant compte des éléments suivants: […] le statut individuel et la situation personnelle du demandeur, y compris des facteurs comme son passé, son sexe et son âge, pour déterminer si, compte tenu de la situation personnelle du demandeur, les actes auxquels le demandeur a été ou risque d'être exposée pourraient être considérés comme une persécution ou une atteinte grave ».

[22] Sur la prise en considération de la vulnérabilité dans le cadre de la procédure d’asile, voy. CBAR-BCHV, Trauma, geloofwaardigheid en bewijs in de asielprocedure, 2014.

Publié le 13 juin 2017