C.E., arrêt n° 236.371 du 8 novembre 2016

Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’État casse un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers pour méconnaissance de l’autorité de chose jugée attachée à un arrêt d’annulation du même Conseil rendu dans la même affaire, en insistant sur les obligations pensant sur le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides dans l’organisation d’une expertise psychologique d’un demandeur d’asile.

Asile – Annulation par le C.C.E. – Expertise psychologique ordonnée à titre de mesure d’instruction complémentaire – Nouvelle décision C.G.R.A. – Absence d’expertise psychologique – Conseil d’État – Cassation – Autorité de chose jugée – Charge de la preuve partagée.

A. L’arrêt commenté

L’affaire commentée concerne une candidate réfugiée ayant demandé l’asile en Belgique le 24 avril 2013.

Le 26 juillet 2013, le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (ci-après : C.G.R.A.) refuse de lui accorder la qualité de réfugié ainsi que la protection subsidiaire.

Le 20 août 2013, la demandeuse d’asile introduit un recours contre la décision précitée auprès du Conseil du contentieux des étrangers (ci-après : C.C.E.).

Le 26 mai 2014, par un arrêt n°124.765, le C.C.E. annule la décision du C.G.R.A. Dans cet arrêt, le C.C.E. juge qu’une expertise psychologique est indispensable pour apprécier la crédibilité d’un récit invoquant des traumatismes psychologiques suite à une agression sexuelle.

Le 19 août 2015, le C.G.R.A. prend une nouvelle décision refusant à la demandeuse d’asile le statut de réfugié et de protection subsidiaire.

Le 18 septembre 2015, cette dernière introduit un nouveau recours contre la décision du C.G.R.A auprès du C.C.E.

Le 18 décembre 2015, le C.C.E. ne reconnaît à la requérante ni la qualité de réfugié ni la protection subsidiaire.

En date du 8 janvier 2016, la requérante introduit un recours en cassation administrative contre ce second arrêt du C.C.E. n° 159.057 du 18 décembre 2015.

À l’appui de ce recours, la requérante fait valoir que le second arrêt du C.C.E. ne pouvait affirmer que le C.G.R.A. avait effectué les démarches utiles pour répondre à l’arrêt du 26 mai 2014, de sorte que le Conseil d’État devait constater que la mesure d’instruction prescrite n’avait pas été réalisée par le C.G.R.A. La requérante faisait valoir qu’en prenant une nouvelle décision sans disposer du résultat d’une expertise psychologique, le C.C.E. aurait dû constater la violation de l’autorité de la chose jugée dont est revêtu l’arrêt précité du 26 mai 2014.

Le C.G.R.A. considère de son côté que le principe de l’autorité de chose jugée n’interdit pas de remettre en cause l’appréciation des faits déjà réalisée une première fois par le juge du fond, si sont invoqués de nouveaux éléments établissant que cette évaluation aurait été différente s’ils avaient été portés à temps utile à la connaissance du C.C.E. La partie adverse relève à cet égard que, à la suite du premier arrêt rendu par le C.C.E. dans ce dossier, de nouvelles mesures d’instruction ont été réalisées afin d’éclairer utilement le C.C.E. sur l’état psychologique de la requérante (deux nouvelles auditions au C.G.R.A., prise de contact avec la thérapeute de la requérante et avec son centre d’accueil), si bien que le C.C.E. a pu considérer être « en mesure de se prononcer sur la crédibilité de l’agression sexuelle de la requérante quand bien même aucune expertise psychologique ne lui avait été soumise ».

Le Conseil d’État juge que, alors qu’une expertise psychologique n’a pas été effectuée, l’arrêt attaqué conclut à l’absence de crédibilité de la requérante sans constater que l’expertise, jugée indispensable par le premier arrêt du C.C.E. pour déterminer cette crédibilité, ne l’est plus. Il constate également que le premier juge estime que le C.G.R.A. pouvait statuer à nouveau, non pas parce que l’expertise psychologique ne serait pas indispensable, mais parce que le C.G.R.A. n’était pas en mesure de la réaliser lui-même et que la requérante avait tardé à entreprendre les démarches nécessaires pour se faire expertiser psychologiquement.

Le Conseil d’État constate à cet égard que le C.C.E., dans son premier arrêt du 26 mai 2014, avait décidé que les deux parties devaient mettre en œuvre tous les moyens utiles afin de contribuer à l’établissement des faits et que, dès lors, la circonstance que la requérante aurait tardé à entreprendre les démarches nécessaires ne dispensait pas le C.G.R.A. de prendre de son côté les mesures requises pour que l’expertise requise par le premier arrêt du C.C.E. soit effectuée.

Il aboutit dès lors au constat que « l’arrêt attaqué a méconnu l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt n° 124.765 du 26 mai 2014).

B. Éclairage

L’arrêt commenté présente un intérêt à trois niveaux :

  • L’analyse des effets d’un arrêt d’annulation du C.C.E. rendu dans le cadre du contentieux de l’asile et de l’autorité de chose jugée qui s’y attache (1) ;
  • Le rappel des obligations du C.G.R.A. en matière de charge de la preuve (2) ;
  • L’insistance sur l’importance de la prise en considération des éléments de vulnérabilité psychologique dans le cadre d’une demande d’asile (3).

1. L’autorité de chose jugée d’un arrêt d’annulation du C.C.E.

Il n’est pas douteux que les arrêts d’annulation du C.C.E. rendus en matière d’asile et renvoyant l’affaire au C.G.R.A. pour qu’il soit procédé à des mesures d’instruction complémentaires ont autorité de chose jugée[1].

À cet égard, il est clair que le C.G.R.A. doit respecter l’autorité de chose jugée qui s’attache à de tels arrêts et qu’il ne « pourrait prendre une nouvelle décision qui en méconnaîtrait les enseignements »[2].

L’arrêt commenté va un cran plus loin dans les effets attachés à l’autorité de chose jugée d’un arrêt d’annulation du C.C.E., en affirmant que cette autorité de chose jugée s’applique … au C.C.E. lui-même.

La doctrine la plus autorisée valide cette interprétation[3], de même que la jurisprudence antérieure du Conseil d’État[4].

Sur le plan des principes, toutefois, cette interprétation ne coule pas de source. L’autorité de la chose jugée est généralement définie comme un « attribut extérieur du jugement » dont l’objectif est « de ne pas remettre en question ce qui a été jugé ou encore de rendre incontestable la situation qui découle de ce jugement »[5]. Le principe d’autorité de chose jugée entretient un rapport substantiel avec celui de sécurité juridique.

S’il est évident que l’autorité de chose jugée lie les parties en cause au litige – en l’espèce la demandeuse d’asile et le C.G.R.A., il n’est pas si évident d’affirmer qu’elle lie de la même manière le C.C.E. devant qui l’affaire revient suite à un réexamen par le C.G.R.A., hypothèse différente des cas classiques de violation de l’autorité de chose jugée, où une partie retourne devant un juge pour formuler une demande qui a déjà été tranchée en droit entre les mêmes parties. En l’espèce, c’est le C.G.R.A. qui a violé l’autorité de chose jugée s’attachant au premier arrêt du C.C.E., en ne prenant pas les mesures nécessaires à l’organisation d’une expertise psychologique alors que celle-ci avait été jugée indispensable par le C.C.E. dans son premier arrêt pour établir la crédibilité du récit d’asile de la requérante. Il n’est pas douteux, à cet égard, que le C.C.E. aurait dû, dans son second arrêt, poser ce constat, et conclure à l’annulation de la décision du C.G.R.A. pour ce motif. A défaut pour le C.C.E. de l’avoir fait, le C.E., dans le cadre de la procédure en cassation administrative, aurait pu se limiter à constater que le C.C.E. avait dès lors validé une violation de l’autorité de chose jugée de son premier arrêt par le C.G.R.A., ce qui aurait également pu conduire à la cassation de l’arrêt attaquée.

Mais, en l’espèce, le Conseil d’État va plus loin, et, en affirmant que le C.C.E. a lui-même violé l’autorité de chose jugée attachée à son premier arrêt, et, en faisant solidairement peser la responsabilité de cette violation sur toutes les instances d’asile, il refuse que le C.C.E. puisse valider une décision prise en violation de ce principe fondamental. Le Conseil d’État semble tout de même laisser une porte ouverte au C.C.E. dans le cadre de son contrôle de plein contentieux : il sanctionne en l’espèce la violation de l’autorité de chose jugée par le C.C.E. parce que ce dernier a conclu au défaut de crédibilité du récit de la requérante en l’absence de l’expertise jugée indispensable par lui-même dans son premier arrêt et parce que l’arrêt entrepris « n’a pas constaté que cette expertise n’était plus indispensable ». Doit-on dès lors d’en conclure que, si le C.C.E., dans son second arrêt, avait motivé en quoi il considérait que l’expertise psychologique n’était plus indispensable, le C.E. n’aurait pas constaté la violation de l’autorité de chose jugée s’attachant au premier arrêt du C.C.E. rendu dans cette affaire ? Mais, dans un tel cas, le C.E. n’aurait-il pas alors validé la violation par le C.G.R.A. de l’autorité de chose jugée attachée au premier arrêt du C.C.E. ?

Il semble que les choses auraient été plus claires si le C.E. avait simplement affirmé que, en ce qu’il avait validé une violation de l’autorité de chose jugée par le C.G.R.A., le second arrêt du C.C.E. devait être cassé. Cette solution paraît en effet plus conforme au respect du principe de sécurité juridique qui sous-tend celui d’autorité de chose jugée.

2. Le rappel des obligations du C.G.R.A. en termes de charge de la preuve

L’arrêt commenté est également l’occasion, pour le Conseil d’État, de rappeler que la charge de la preuve est conjointe en matière d’asile. C’est ce que l’on appelle la charge de la preuve partagée, principe selon lequel, conformément à l’article 4 de la directive qualification, si les États peuvent imposer au demandeur d’asile d’apporter tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale, les instances d’asile doivent jouer un rôle actif dans l’établissement des éléments pertinents de la cause. Il s’agit là d’une obligation positive de l’autorité administrative[6]. L’arrêt M.M. de la CJUE déduit à cet égard une exigence de coopération de la part de l’État d’accueil[7]. La Cour européenne des droits de l’homme va dans le même sens[8].

Il n’est pas inintéressant de rappeler, à cet égard, que l’article 18, § 1er, de la directive procédure alourdit encore les obligations de l’autorité administrative en matière de rôle actif dans l’établissement des faits lorsque sont en cause des données médicales.

En rappelant, en l’espèce, que « la circonstance que la requérante aurait tardé à entreprendre les démarches nécessaires, ne dispensait pas la partie adverse de prendre les mesures requises pour que l’expertise jugée nécessaire par l’arrêt n° 124.765 fût effectuée », le Conseil d’État fait application de ces principes.

3. L’importance de la prise en compte des éléments de vulnérabilité psychologique dans l’établissement de la crédibilité d’un récit d’asile

La prise en compte des certificats médicaux dans l’établissement des faits en matière d’asile fait l’objet d’une jurisprudence abondante, tant par les juridictions nationales qu’internationales.

Dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme[9], le C.C.E. a déjà eu l’occasion d’insister sur l’importance de la prise en compte des éléments de vulnérabilité psychologique[10], affirmant que si le C.G.R.A. entend contester la validité d’attestation psychologiques déposées, il doit le faire sur base d’éléments sérieux, comme un autre avis médical circonstancié.

En insistant, dans l’arrêt commenté, sur les obligations positives du C.G.R.A. en matière de charge de la preuve de la vulnérabilité psychologique d’un demandeur d’asile, le Conseil d’État va dans le même sens.

M.L.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt

C.E., arrêt n°236.371 du 8 novembre 2016.

Pour citer cette note : M. Lys, « Le respect par le C.G.R.A. et par le C.C.E. de l’autorité de chose jugée attachée à un arrêt du C.C.E. ordonnant des mesures d’instruction complémentaires et les obligations du C.G.R.A. dans l’organisation d’une expertise psychologique », Newsletter EDEM, février 2017.

 

[1] J.-Y. Carlier et S. Saroléa, Droit des étrangers, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 655.

[2] Ibid.

[3] Ibid, p. 656.

[4] C.E., 20 novembre 2014, n° 229.251.

[5] G. de Leval, Éléments de procédure civile, 2e éd., 2005, p. 243.

[6] J.-Y. Carlier et S. Saroléa, op. cit., p. 621.

[7] C.J.U.E., M.M., 20 novembre 2012, C-277/11.

[8] Cour eur. D.H., arrêts Singh c. Belgique, R.J. c. France, R.C. c. Suède.

[9] Voy. note infra 8.

[10] Voy. e. a. C.C.E., arrêt n° 99.380 du 21 mars 2013.

Publié le 07 juin 2017