C.C.E., arrêt n° 88 598 du 28 septembre 2012

L’origine ethnique (minorité) comme « élément particulier » à prendre en compte dans l’analyse du traitement médical du pays de renvoi.

La décision de refus d’autorisation de séjour pour motifs médicaux (article 9ter loi 1980), d’un ressortissant serbe d’origine albanaise, n’est pas correctement motivée. L’administration n’a pas répondu aux difficultés d’accès aux soins qu’il invoque en raison de ses origines albanaises en cas de retour en Serbie.

Article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 – article 15 de la directive 2011/95/UE « qualification » - Demande de séjour pour motifs médicaux – protection subsidiaire  – défaut de motivation – absence de prise en compte d’un élément particulier : l’origine du requérant (minorité) - l’examen des soins en cas de retour doit en tenir compte (annulation)

A. L’arrêt

Le requérant est de nationalité serbe et d’origine albanaise. Il a introduit, par le biais de son conseil, une demande d’autorisation de séjour pour motifs médicaux (article 9 ter de la loi du 15 décembre 1980) auprès de l’Office des étrangers (O.E.). Il invoquait dans sa demande l’absence de disponibilité et d’accès à des soins adéquats en cas de retour en Serbie, précisant que son origine albanaise était un facteur renforçant ce constat :

« le psychiatre précise qu’actuellement, la disponibilité et l’accessibilité des soins dans les pays d’origine ne sont pas assurées dans la mesure où il existe un problème conflictuel grave dans le pays d’origine de mon requérant qui est la Serbie alors qu’il est d’origine ethnique albanaise et qu’il n’a pas d’accès aux soins ».

Par décision du 11 août 2011, l’O.E. a pris à son égard une décision rejetant sa demande. La décision repose sur un avis médical du médecin-conseiller de l’O.E. :

« Celui-ci nous apprend dans son rapport du 09.08.2011 que l’intéressée est atteint d'une pathologie ps[y]chiatrique nécessitant la prise d’un traitement médicamenteux et un suivi.

Afin d'évaluer la disponibilité du traitement nécessaire à l'intéressée, le médecin de l’Office des Etrangers a consulté le site de la « Medicines and Medical Devices Agency of Serbia » […] qui établit la disponibilité des médicaments prescrits à l’intéressée [sic] ou pouvant les remplacer ceux-ci.

En outre, il résulte de la consultation du site www.belmedic.rs/sr/doktori.html, “serbia health project" (www.rzs.gov.rs) et "beograd" (www.beograd.rs) atteste de la disponibilité de services hospitaliers de psychiatrie et de psychiatres en Serbie [sic] ».

Le médecin-conseiller de l’O.E. indique que les produits équivalents ou génériques sont disponibles dans le pays d’origine, qu’il n’y pas de difficulté d’accès aux soins (assurance maladie) ni de contre-indication au voyage. Partant, il conclut que « bien qu’elles puissent être considérées comme un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique si celles-ci ne sont pas traitées de manière adéquate, les pathologies invoquées n’entraînent pas un risque réel de traitement inhumain ou dégradant vu que le traitement est disponible au pays d’origine ».

Le requérant introduit un recours à l’encontre de cette décision devant le Conseil du contentieux des étrangers (C.C.E.). Il invoque une violation de l’article 3 CEDH et des exigences légales quant à la motivation d’une décision :

« dans sa demande de régularisation, [il] avait notamment fait état de l’impossibilité d’accès aux traitements compte tenu du critère financier et de l’éloignement ainsi que de son origine ethnique albanaise. […] La décision ne dit pas comment le requérant, ancien fermier indépendant, aurait accès aux soins de santé concrètement, étant entendu qu’il est en outre albanais (ce qu’il a explicitement invoqué) et serait dans ce cas de figure ‘rapatrié’ (ce qui découle par définition du refus de sa demande) ».

Le C.C.E. répond principalement sur cette partie du moyen unique. Après un renvoi aux conditions de l’article 9ter de la loi, le C.C.E. insiste sur la nécessité pour l’administration d’assurer qu’un « traitement adéquat » est disponible dans le pays d’origine. Il s’appuie sur les travaux préparatoires de la loi et rappelle que « pour être ‘adéquats’ au sens de l’article 9ter précité, les traitements existant dans le pays d’origine ou de résidence du demandeur doivent être non seulement ‘appropriés’ à la pathologie concernée, mais également ‘suffisamment accessibles’ à l’intéressé dont la situation individuelle doit être prise en compte lors de l’examen de la demande » (pt 2.2, § 2).

Dans l’espèce, le C.C.E. affirme qu’il ne ressort pas de l’analyse de l’O.E. qu’il a « correctement apprécié la disponibilité et l’accessibilité en Serbie des soins requis par l’état de santé du requérant, à la lumière de l’élément particulier de son origine albanaise ». Il reproche à la décision de se limiter à faire état de la disponibilité en Serbie de services hospitaliers de psychiatrie, de psychiatres et de l’existence d’une assurance maladie. Il en résulte que l’O.E. n’a pas correctement motivé sa décision en ne répondant pas à « un des éléments particuliers » de la demande d’autorisation de séjour, alors qu’il est tenu pour le moins de répondre aux arguments essentiels de celle-ci (pt 2.3, §§ 5 et 6).

Le C.C.E. annule la décision de refus de séjour pour motifs médicaux.

B. L’éclairage

La question de la motivation de la décision est centrale

Le C.C.E. fait un rappel du contenu des exigences légales posées en matière de motivation et des obligations qui en découlent pour l’administration :

  • d’une part, elles n’imposent pas à l’administration de livrer « les motifs de ses motifs », ni « la réfutation détaillée de tous les arguments avancés par la partie requérante » ;
  • d’autre part, elles imposent de donner « les raisons qui ont déterminé l’acte attaqué, sous réserve toutefois que la motivation réponde, fut-ce de façon implicite mais certaine, aux arguments essentiels de la partie requérante ».

En l’espèce, « un des éléments essentiels » n’est pas rencontré dans la décision et ne saurait l’être postérieurement (notamment dans la note d’observations versée aux débats en cours de procédure) en vertu du principe de légalité.

L’élément particulier : les origines ethniques du requérant (minorité)

Le C.C.E. exige un examen du « traitement adéquat » dans le pays de renvoi qui soit fait « au cas par cas, en tenant compte de la situation individuelle du demandeur »[1], condition requise par l’article 9ter précité. Dans le cas d’espèce, le requérant avait indiqué qu’en raison de son appartenance à une origine ethnique minoritaire en Serbie, son accès aux soins serait compromis. Il s’agit d’ « un des éléments essentiels » de sa demande pour le C.C.E.. Partant, l’O.E. devait en  tenir compte. A défaut, il ne démontre pas l’accès à un « traitement adéquat », soit un accès effectif et non seulement théorique, en fonction de la situation individuelle du demandeur. L’O.E. ne peut se contenter d’indiquer qu’un traitement serait disponible en Serbie de manière générale pour les ressortissants serbes sans distinction.

On peut rapprocher cet arrêt d’un autre arrêt du C.C.E. qui a annulé une décision de refus de séjour pour motifs médicaux en raison de l’absence de prise en compte du statut de demandeur d’asile russe d’origine tchétchène (transfert Dublin vers la Pologne) :

« Force est de constater que, ce faisant, la partie défenderesse ne se prononce à aucun moment et d’aucune manière sur la question de savoir si les possibilités de traitement indiquées dans sa décision sont ‘suffisamment accessibles’ au premier requérant en sa qualité de demandeur d’asile, ou, en d’autres termes, si, compte tenu de sa situation individuelle particulière, ce dernier aura un accès suffisant aux soins médicaux dispensés par le système de santé polonais » (C.C.E., 19 octobre 2010, n° 56.836).

De nouveau, l’exigence d’un examen concret du traitement adéquat dans le pays de renvoi et en fonction de la situation individuelle ressort avec acuité.

Les droits européens en filigrane : examen du risque et motivation

Les cours européennes ont rappelé les exigences posées par les droits européens en la matière.

La Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. D.H.), dans son arrêt Yoh-Ekale Mwanje, a condamné l’État belge qui avait réalisé « l’économie d’un examen attentif et rigoureux de la situation individuelle de la requérante » (santé) pour conclure à l’absence de risque sous l’angle de l’article 3 en cas de renvoi au Cameroun (Cour eur. D.H., Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, 20 décembre 2011, n° 10486/10). La Cour a également condamné la Belgique pour un défaut d’« examen attentif et rigoureux attendu des autorités nationales » (procédure d’asile), jugeant que les démarches de l’administration « ne procède(nt) pas d’une protection effective contre tout traitement contraire à l’article 3 » (Cour eur. D.H., Singh et autres c. Belgique, 2 octobre 2012, n° 33210/11).

La Cour de Justice de l’U.E. précise dans son arrêt M.M.[2] que le droit d’être entendu dans toute procédure (demande de protection subsidiaire) fait partie intégrante du respect des droits de la défense, principe fondamental du droit de l’UE aujourd’hui consacré par les articles 47 et 48 de la Charte. En outre, « le paragraphe 2 dudit article 41 (de la Charte) prévoit que ce droit à une bonne administration comporte notamment le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre, le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires, ainsi que l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions ».

Cet arrêt du C.C.E. s’inscrit dans le droit fil des jurisprudences européennes récentes qui éclairent sur les exigences posées aux autorités en terme d’examen du risque de violation de l’article 3 CEDH dans l’optique d’un retour, ainsi qu’en matière de respect des droits de la défense et de motivation des décisions défavorables[3], y compris pour motif médical[4].

E.N.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C.E., arrêt n°88598 du 28 septembre 2012.

- Cour eur. D.H., 20 décembre 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10.

- Cour eur. D.H., 2 octobre 2012, Singh et autres c. Belgique, req. n° 33210/11.

- C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform of Ireland, aff. C-277/11.

Pour citer cette note : E. NERAUDAU, « L’origine ethnique (minorité), comme ‘élément particulier’ à prendre en compte dans l’analyse du traitement médical du pays de renvoi », Newsletter EDEM, décembre 2012.


[1] Le C.C.E. se réfère aux travaux préparatoires de la loi du 15 décembre 1980 (pt 2.2, § 2).

[2] C.J.U.E., 22 novembre 2012, M.M. c. Minister for Justice, Equality and Law Reform of Ireland, aff. C-277/11.

[3] En droit belge, l’article 9ter de la loi précitée a connu une récente modification législative. Désormais, le médecin-conseiller de l’OE peut déclarer « irrecevable » une demande s’il considère que « la maladie ne répond manifestement pas à une maladie » visée par la loi (art. 9ter, § 3, 4°, de la loi telle que modifiée). Pour ce faire, il conclut que la maladie ne rencontre pas le degré de gravité posé à l’article 3 CEDH. Or, l’examen du risque de violation de l’article 3 CEDH – sous-tendu par l’article 9ter suppose une prise en compte de « la situation individuelle du demandeur » dans l’optique d’un retour. Sur le plan de la motivation, cette possibilité de déclarer « irrecevable » une demande n’exempte pas l’administration de tenir compte de l’ensemble des éléments à la cause, de se fonder sur le certificat médical circonstancié et d’être explicite sur la raison pour laquelle cette maladie n’entre pas dans le champ de la loi. A défaut de tenir compte de tous les « éléments essentiels » dans l’évaluation du risque engendré par le refus de séjour pour motif médical, l’examen pourrait-il être qualifié d’insuffisant ? (Voy. loi du 8 janvier 2012 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 6 février 2012, entrée en vigueur le 16 février 2012).

[4] Sur la question des liens entre l’article 9ter et la protection subsidiaire : « comme le reconnait la Cour constitutionnelle dans l’arrêt 95/2008, l’article 9ter organise une ‘procédure parallèle’ à la protection subsidiaire consacrée par l’article 15 de la directive 2011/95/UE transposé par l’article 48/4 de la loi du 15 décembre 1980 », voy. L. LEBOEUF, « Un passeport périmé établit à suffisance l’identité du demandeur d’un titre de séjour ‘9ter’ », Newsletter EDEM, décembre 2012.

Publié le 23 juin 2017