C.C.E., 30 septembre 2015, n° 153.669

La prise en compte de facteurs individuels dans le cadre de l’analyse de l’alternative de protection interne.

Opposer l’alternative de protection interne à un demandeur d’asile ne peut se faire qu’en prenant en compte des facteurs généraux et individuels. L’alternative doit être raisonnable. Elle ne l’est pas si le demandeur est renvoyé vers une ville il n’a aucune attache ou point de chute, même s’il y a vécu par le passé.

Loi 15.12.1980, article 48/5, §3, a et b – protection subsidiaire – alternative de protection interne – caractère raisonnable –  octroi de la protection subsidiaire.

A. Arrêt

Le CCE examine la demande formée par un requérant de nationalité congolaise ayant introduit une demande d'asile en Belgique en date du 17 octobre 2013. Il invoque être d’origine rwandaise par sa mère et originaire de Bukavu, dans l’Est du Congo. Il relate avoir travaillé comme joueur de foot professionnel au Mozambique, en Afrique du Sud, au Burundi avant de regagner Bukavu. Il expose avoir été accusé de collaborer avec le mouvement M23 suite à une visite d’un oncle à son domicile, oncle appartenant à ce mouvement.

Le CGRA prend une première décision de refus d’octroi de la protection internationale, concluant à l’absence de crédibilité du récit. Le CCE annule cette première décision et renvoie le dossier au Commissariat général estimant que celui-ci n’a pas suffisamment instruit le dossier quant à la réalité du vécu du requérant au Kivu. Celui-ci a indiqué qu’il avait vécu en Afrique du Sud entre 2009 et mai 2012 et n’être rentré au Kivu que pendant les vacances durant cette période. Le Conseil demandait également au Commissariat général de s’interroger sur la possibilité pour le requérant de s’installer ailleurs en République Démocratique du Congo qu’au Nord ou Sud-Kivu.

Le CGRA prend une nouvelle décision confirmant le refus d’octroi de la qualité de réfugié. Il conclut au respect des conditions d’octroi de la protection subsidiaire mais considère que le requérant bénéficie d’une alternative de protection interne et qu’il peut sans difficulté s’installer ailleurs au Congo et notamment à Kinshasa. Le Commissaire général indique que :

  • les rapatriements de Congolais vers le Congo sont possibles et permettent un retour vers Kinshasa ;
  • les ressortissants de l’Est du Congo, hormis quelques cas isolés, sont en sécurité à Kinshasa ;
  • tel est également le cas des rwandophones eu égard à la diversité des tribus et des ethnies se côtoyant à Kinshasa, le Commissariat général se fonde à cet égard sur des informations obtenues auprès de l’ONG La Voix des Sans Voix ;
  • le seul fait d’être originaire de l’Est de la République Démocratique du Congo ne suffit pas à établir l’existence d’un risque d’atteinte grave à Kinshasa.

De surcroît, le Commissaire général estime au vu du profil particulier du requérant qu’il est à même de se débrouiller à Kinshasa. En effet, il a vécu à l’étranger, dans divers pays, pendant plusieurs années en étant autonome financièrement et en étant capable d’y effectuer toutes les démarches administratives et juridiques requises pour un séjour légal et la conclusion d’un contrat de travail. Il a vécu à Kinshasa brièvement pendant trois semaines en 2009, en s’autofinançant, et ce aux fins d’obtenir plus rapidement un passeport. Il s’en suit qu’il fait preuve de capacités d’adaptation et d’intégration suffisantes que pour s’installer à Kinshasa en sécurité.

Le CCE suit le Commissaire général en ce qui concerne l’absence de crédibilité du récit quant aux risques liés au M23. Le juge estime par contre, comme le Commissaire général, que la situation dans l’Est du Congo est une situation permettant l’octroi de la protection subsidiaire sur pied de l’article 48/4, §2, c), de la loi du 15 décembre 1980. Il s’agit d’une « situation de violences aveugles dans le cadre d’un conflit armé » de sorte qu’il n’est « pas envisageable que le requérant retourne vivre dans cette partie du pays où il pourrait être victime de violences aveugles ». Le Conseil estime que cette violence est généralisée et que la population civile y est visée dans son ensemble (§5.3).

Quant à l’alternative de protection interne, le Conseil rappelle qu’il y a lieu de tenir compte, pour l’envisager, « des conditions générales dans cette partie du pays et de la situation personnelle du demandeur d'asile ».

Contrairement au Commissaire général, le Conseil juge que le requérant ne peut s’installer à Kinshasa. Une telle exigence ne serait pas raisonnable au regard des facteurs suivants :

  • il est né et a grandi à l’Est du Congo et n’a jamais vécu de manière régulière et continue dans une autre partie du pays ;
  • les seuls membres de sa famille en vie résident toujours à l’Est du Congo ;
  • il ne dispose d’aucune attache réelle et d’aucune ressource matérielle à Kinshasa ou dans une autre partie du Congo ;
  • la seule circonstance qu’il ait été amené à vivre à l’étranger dans le cadre bien particulier de ses activités de joueur professionnel de football, qui ne se poursuivent plus, ne suffit pas à démontrer qu’il pourrait raisonnablement s’installer ailleurs que dans sa région de provenance.

Il s’ensuit que cette alternative ne peut être jugée raisonnable.

Le Conseil du contentieux des étrangers accorde au requérant la protection subsidiaire.

B. Éclairage

Le présent commentaire porte uniquement sur l’interprétation de l’alternative de protection interne. L’arrêt en adopte une lecture concrète et individualisée, et non abstraite ou formelle. L’on note une prise en compte attentive des circonstances personnelles, tenant compte de la situation spécifique du requérant et des difficultés auxquelles il serait confronté à Kinshasa.

Sans que l’arrêt ne le mentionne de manière explicite, la possibilité de bénéficier au lieu de l’alternative de conditions économiques et sociales satisfaisantes est un critère essentiel. En soulignant l’isolement du requérant à Kinshasa et l’absence de liens sociaux sur place, le Conseil indique une prise en compte du contexte général qui y prévaut. L’absence de liens de sociaux a un impact déterminant sur les conditions de vie dans les pays où il n’existe pas de régime public palliant l’absence de solidarité. Il faut peut-être regretter que l’arrêt ne développe pas davantage ce lien entre les circonstances générales propres à la République Démocratique du Congo (et à de nombreux pays où le niveau de vie est fort faible) et le fait que l’alternative soit qualifiée de déraisonnable. Ce silence est évidemment lié au fait le Conseil du contentieux des étrangers répond aux arguments développés et aux pièces produites. L’on observe à cet égard que le requérant se défendait seul, sans avocat, devant le Conseil et qu’il n’a pas déposé de pièces relatives à l’alternative de protection interne.

Concernant le cadre général de vie à Kinshasa, il est intéressant de noter que même si de nombreuses ethnies résident à Kinshasa, la vie au Congo se caractérise par « la débrouille », une survie difficile, étroitement liées à la solidarité intrafamiliale au sens large. Cela signifie que, sauf circonstances exceptionnelles, l’individu peut difficilement survivre isolé, être autonome sans le support soit du groupe familial, soit de connaissances issues de son groupe ethnique au sens large. Cette réalité est commune à la plupart des pays ne disposant pas d’un régime de sécurité sociale performant, à l’inverse de ceux où les structures étatiques organisent la solidarité au sein de la société et prennent le relai lorsque l’individu ou son groupe sont en situation de faiblesse.

L’interprétation par le CCE de l’alternative de protection interne prend en compte cette réalité de manière implicite mais néanmoins intéressante.

Cette lecture est conforme à l’évolution des textes et de la jurisprudence. L’alternative de protection interne, liée à la subsidiarité de la protection à l’étranger comme réfugié par rapport à la protection par les autorités nationales, s’intitulait initialement l’alternative de fuite interne. Le remplacement du mot « fuite » par « protection » est consécutif aux Recommandations de Michigan sur l’alternative de protection interne (adoptées au premier colloque sur les défis en droit international des réfugiés, organisé par le programme en droit d’asile et des réfugiés de l’école de droit de l’Université de Michigan, 9-11 avril 1999). Il ne s’agit pas de pouvoir fuir à l’étranger mais bien de pouvoir y obtenir une protection appropriée. Les directives du Michigan ont ainsi posé plusieurs exigences.

  • L’alternative de protection interne doit être un lieu où le demandeur d'asile n’éprouve plus de crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève ; il y a présomption d’absence d’une telle alternative lorsque l’auteur ou l’agent de persécution est le gouvernement national ou est soutenu par ce dernier.
  • Il ne faut pas qu’il y existe de risques supplémentaires ou équivalents à la persécution :
    • primo, un risque distinct peut résulter du lieu en question et être d’une gravité suffisante pour correspondre à une persécution ;
    • secundo, il y a lieu de prendre en compte l’ampleur des difficultés matérielles propres au lieu de protection interne proposé, tels que la famine ou le conflit durable, qui conduiraient à ce que le demandeur d'asile ne puisse s’y réfugier;
    • tertio, il faut que l’intéressé y bénéficie d’une protection suffisante au regard des droits fondamentaux, en ce compris sur le plan socio-économique.

- Enfin, l’alternative doit être raisonnable.

La Directive Qualification a intégré ces critères dès la première version, confirmée par la directive refondue 2011/95/UE qui y consacre l’article 8. L’article 8 est commun à la protection comme réfugié au sens de la Convention de Genève et à la protection subsidiaire. Il dispose qu’il y a lieu d’avoir égard aux conditions générales ET à la situation personnelle.

En l’espèce, l’argumentation du CGRA se fondait essentiellement sur le profil du requérant et non sur de telles informations générales. Le CCE écarte l’appréciation du CGRA, toujours eu égard à des facteurs personnels, qui ne prennent néanmoins leur sens qu’avec, en toile de fond, le contexte général. Or, la prise en compte de ce contexte incombait au CGRA. En effet, quant à l’alternative de protection interne, la charge de la preuve repose d’abord sur l’autorité et non sur le requérant. La première doit établir l’existence d’une alternative d’une protection interne et son caractère raisonnable, le requérant pouvant alors démontrer que, dans le cas d’espèce, l’alternative ne peut être retenue (voyez not. en ce sens l’arrêt n°55.443 du 1er février 2011 dans lequel le CCE souligne que la charge de la preuve de l’existence d’une alternative de protection interne repose sur l’autorité au vu de l’esprit de la disposition restrictive et de la formulation choisie par le législateur.

S.S.

C. Pour aller plus loin

Lire l’arrêt :

C.C.E., arrêt n° 153.669 du 30 septembre 2015

Législation :

Loi 15 décembre 1980, art. 48/5, § 3 :

§ 3. Il n'y a pas lieu d'accorder la protection internationale si, dans une partie du pays d'origine, le demandeur d'asile :

   a) n'a pas de crainte fondée de persécution ou ne risque pas réellement de subir des atteintes graves, ou

   b) a accès à une protection contre la persécution ou les atteintes graves au sens du § 2;

et qu'il peut voyager en toute sécurité et légalité vers cette partie du pays, et obtenir l'autorisation d'y pénétrer et que l'on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il s'y établisse.

   Lorsqu'il est examiné si un demandeur a une crainte fondée d'être persécuté ou risque réellement de subir des atteintes graves, ou s'il a accès à une protection contre les persécutions ou les atteintes graves dans une partie du pays d'origine conformément à l'alinéa 1er, il est tenu compte des conditions générales dans cette partie du pays et de la situation personnelle du demandeur d'asile.

Directive qualification, art. 8 :

« Les Etats membres peuvent déterminer qu’un demandeur n’a pas besoin de protection internationale lorsque dans une partie du pays d'origine :

  1. Il n’a pas de crainte fondée d’être persécuté ou ne risque pas réellement de subir des atteintes graves ; ou
  2. Il a accès à une protection contre les persécutions ou les atteintes graves au sens de l’article 7 ;

Et qu’il peut, en toute sécurité et en toute légalité, d’effectuer le voyage vers cette partie du pays et obtenir l’autorisation d’y pénétrer et que l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il s’y établisse ;

  1. Lorsqu’ils examinent si un demandeur a une crainte fondée d’être persécuté ou risque réellement de subir des atteintes graves ou s’il a accès à une protection contre les persécutions ou les atteintes graves dans une partie du pays d'origine conformément au §1er, les Etats membres tiennent compte, au moment où ils statuent sur la demande, des conditions générales dans cette partie du pays et de la situation personnelle du demandeur, conformément à l’article 4. A cette fin, les Etats membres veillent à obtenir des informations précises et actualisées auprès de sources pertinentes, telles le Haut-commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés et le bureau européen d’appui en matière d’asile ».

Jurisprudence :

La jurisprudence de la CrEDH est intéressante quant au caractère raisonnable de l’alternative et à la prise en compte des conditions économiques et sociales.

  • Dans Salah Sheekh contre Pays-Bas, la Cour exige d’une part que le requérant soit en mesure d’effectuer le voyage vers la zone concernée et, d’autre part qu’il reçoive l’autorisation d’y pénétrer et de s’y établir (§141). La Cour a estimé que l’appartenance du requérant à une autre ethnie que celle qui gouverne les régions sûres de Somalie impliquait que même s’il pouvait s’y rendre, il n’y obtiendrait pas l’autorisation de s’établir.                                            
  • Dans Sufi et Elmi contre Royaume-Uni, s’agissant aussi d’une personne d’origine somalienne, la Cour a estimé que le requérant pouvait fuir la violence aveugle sévissant à Mogadiscio en s’établissant dans le Sud et le centre de la Somalie. Par contre, le requérant n’y bénéficie d’aucun lien ou clan et serait contraint de vivre dans les camps. La Cour examine alors les conditions de vie dans ces camps et conclut au fait qu’il ne peut être raisonnable d’exiger d’une personne qu’elle s’y installe en raison des conditions de vie qui y règnent (§267). Une telle exigence violerait l’article 3 CEDH.

Le Conseil du contentieux des étrangers estime pouvoir faire jouer l’alternative lorsque le requérant peut raisonnablement s’installer ailleurs en raison des conditions générales et de son profil.

-              Par un arrêt n°142.449 du 31 mars 2015, le CCE a confirmé une décision du CGRA refusant la qualité de réfugié à un demandeur malien estimant qu’il pouvait raisonnablement s’installer dans le Sud du Mali, notamment à Bamako où il avait vécu deux mois avant de quitter le Mali et où il s’était déjà rendu à plusieurs reprises en sa qualité de guide touristique. Le Conseil relève qu’à l’audience, le requérant a indiqué qu’en sa qualité de guide touristique depuis 15 ans, il connaît toutes les régions du Mali et s’est déjà rendu à plusieurs reprises à Bamako et y a séjourné. Aucune interdiction d’entrée dans la ville de Bamako n’a jamais été promulguée de sorte que rien ne permet de penser qu’il ne peut y arriver et y entrer en toute légalité et sécurité. De surcroît, son profil personnel de jeune homme exerçant la profession de guide touristique permet qu’il soit « raisonnablement attendu de lui qu’il s’installe dans cette partie du pays, notamment à Bamako où il n’a aucune raison de craindre d’être persécuté et où il ressort des informations déposées par la partie défenderesse au dossier administratif que la situation sécuritaire est stable » (§ 5.11).

-              Voy. dans le même sens l’arrêt du 24 septembre 2015 n°153.718, quant à un demandeur de nationalité ukrainienne. Le Conseil se rallie au Commissariat général qui avait souligné que les requérants pouvaient s’établir en Ukraine dans une région située en dehors de la zone de combat. Aucune information ne permettrait de relever l’existence d’obstacles à cette installation

Pour citer cette note : S. Sarolea, « L’alternative de protection interne en cas d’octroi de la protection subsidiaire : l’alternative doit être raisonnable », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2015.

Publié le 09 juin 2017