C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866

Objection au service militaire en Ukraine : raisons de conscience ou de contrariété aux règles élémentaires de la conduite humaine.

Le Conseil du contentieux des étrangers annule la décision de refus du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides d’accorder la protection internationale à un requérant ukrainien et lui renvoie l’affaire pour qu’il soit procédé à des mesures d’instruction complémentaires. Celles-ci doivent porter sur l’objection du requérant à effectuer son rappel militaire ayant trait au fait d’être contraint de participer à des activités de conflit considérées par lui comme étant contraires aux règles élémentaires de la conduite humaine, à différencier de l’objection de conscience sensu stricto.

Deuxième demande d’asile – Ukraine – refus d’effectuer le service militaire – objection de conscience – objection dans un conflit contraire aux règles élémentaires de la conduite humaine – renvoi au CGRA – mesures d’instruction complémentaires.

A. Arrêt

Le requérant est d’origine ukrainienne et a vécu à Kiev. Il a introduit une première demande d’asile le 28 février 2014. Il avancé la crainte d’être persécuté en raison de sa participation à des manifestations de l’opposition politique à Kiev en novembre et décembre 2013, notamment à une action de protestation suite au refus des autorités ukrainiennes de signer un accord de coopération avec l’Union européenne. Il aurait par la suite été interpellé par des agents qui l’auraient battu, menacé d’entamer des poursuites contre lui et exigé qu’il leur cède la propriété de son entreprise ; sa maison aurait été en outre saccagée et le matériel appartenant à sa société emporté.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a rejeté la demande au motif que les déclarations du requérant quant à ses activités politiques étaient peu convaincantes. En outre, il a estimé que même si on considérait les activités politiques comme étant établies, il ressortait des informations à sa disposition que l’opposition politique ukrainienne avait pris le contrôle du pays suite aux manifestations en question et qu’il n’y avait dès lors pas de raison de penser que le requérant pourrait encore connaître des problèmes en raison de ses opinions politiques, ou ne pourrait obtenir la protection des autorités nationales à Kiev. Quant à la référence faite par le requérant aux troubles et à l’instabilité politique, le Commissaire général a souligné qu’il était conscient de la situation problématique en Ukraine mais que rien ne permettait de déduire que le seul fait d’être citoyen ukrainien était suffisant pour reconnaître le statut de réfugié ni pour octroyer la protection subsidiaire, étant entendu que bien qu’il y ait des troubles internes à certains endroits en Ukraine, la situation à Kiev pouvait être qualifiée de calme.

Le Conseil du contentieux des étrangers a confirmé la décision du Commissariat général[1]. Il a noté qu’à l’audience, le requérant avait invoqué, pour la première fois, une crainte d’être enrôlé de force dans les combats se déroulant à l’Est de l’Ukraine et déclaré qu’il refusait d’y prendre part car il ne voulait pas être tué. Indépendamment de la question du rattachement de cette crainte à la Convention de Genève, le Conseil a observé que le requérant n’étayait pas sa crainte et que celle-ci, fondée sur des suppositions, était purement hypothétique et ne pouvait être prise en considération[2].

Le 16 mars 2015, le requérant a introduit une seconde demande d’asile à l’appui de laquelle il a invoqué plusieurs éléments nouveaux : l’organisation d’une manifestation illégale devant l’ambassade d’Ukraine à Bruxelles en janvier 2015 pour protester contre la corruption et l’inaction du nouveau gouvernent ukrainien en ce qui concerne la procédure de lustration[3] ; le fait qu’il serait recherché par la police suite aux évènements l’ayant poussé à faire sa première demande d’asile ; le fait qu’il serait recherché par le commissariat militaire dans le cadre d’un rappel militaire dès lors qu’il est officier de réserve. Quant à ce, il a déclaré refuser d’effectuer ce rappel militaire parce qu’il est opposé à la politique actuelle du gouvernement ukrainien en ce qui concerne le conflit en cours, estimant que celui-ci devrait être réglé de manière pacifique. A cet égard, il ressort de la requête que le requérant se considère comme un objecteur de conscience légitime, rejetant spécifiquement sa mobilisation par l’armée ukrainienne en raison de ce qu’elle fait subir à la population ukrainienne.

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides a rejeté la demande, estimant qu’elle était partiellement basée sur des motifs déjà exposés dans la première demande d’asile et que le requérant n’apportait pas d’éléments justifiant ou expliquant valablement les raisons de rejet de celle-ci. Quant à la convocation au service militaire, le Commissaire général a considéré que les déclarations du requérants manquaient de crédibilité, étant particulièrement floues et peu circonstanciées. De plus, il a constaté que les motifs avancés pour refuser d’effectuer le rappel militaire ne justifiaient pas valablement le refus de rejoindre les rangs de l’armée ; autrement dit, ne pas être d’accord avec la politique menée par les autorités ukrainiennes dans le cadre du conflit et estimer que celui-ci devrait être réglé pacifiquement ne sont pas des objections sérieuses et insurmontables pour des raisons de conscience qui fonderaient le recours du requérant à l’insoumission. Le Commissaire général s’est fondé pour conclure ainsi sur le fait que le requérant avait lui-même déclaré ne pas avoir de position pacifiste, qu’il avait effectué une formation militaire au terme de laquelle il avait obtenu de grade d’officier et qu’il avait également affirmé que s’il ne s’agissait pas d’une situation de guerre civile, il était prêt à prendre les armes pour défendre son pays et sa famille. Quant à la référence faite par le requérant aux troubles et à l’instabilité politiques, le Commissaire général a réitéré l’argumentaire avancé dans la première décision de rejet refus.

Le Conseil du contentieux des étrangers a annulé la décision et a renvoyé l’affaire au Commissariat général pour qu’il soit procédé à des mesures d’instruction complémentaires. Il a exclusivement centré son raisonnement sur le point de l’objection de conscience.

Le Conseil s’est dans un premier temps référé aux principes directeurs n° 10 du H.C.R. relatifs aux demandes de statut de réfugié liées au service militaire[4]. Il en ressort que le H.C.R. distingue l’objection au service militaire pour des raisons de conscience (pts 17-20) et l’objection au service militaire dans un conflit contraire aux règles élémentaires de la conduite humaine (pts 21-30). Quant à cette seconde forme d’objection, le Conseil a reproduit le paragraphe concerné[5] :

« 21. Les demandes de statut de réfugié liées au service miliaire peuvent aussi être exprimées sous forme d’objection (i) à un conflit armé particulier ou (ii) aux moyens et aux méthodes de guerre utilisés [conduite d’une partie à un conflit]. La première objection fait référence à l’usage illicite de la force [jus ad bellum], tandis que la seconde renvoie aux moyens et aux méthodes de guerre tels que réglementés par le droit international humanitaire [jus in bello], ainsi que par le droit international relatif aux droits de l’homme et par le droit international pénal. Collectivement, ces objections ont trait au fait d’être contraint de participer à des activités de conflit considérées par le demandeur comme étant contraires aux règles élémentaires de la conduite humaine. Ces objections peuvent être exprimées sous forme d’objections fondées sur sa conscience et peuvent en tant que telles être traitées comme un cas d’"objection de conscience" [voir (i) ci-avant]; cependant, il n’en n’est pas toujours ainsi. Certains personnes peuvent par exemple refuser de participer à des activités militaires parce qu’elles considèrent que cette attitude est indispensable au respect de leur code de conduite militaire ; ou elles peuvent refuser de mener des activités qui constituent des violations du droit international humanitaire, du droit international relatif aux droits de l’homme ou du droit international pénal. »

Ceci étant, le Conseil a considéré que le Commissariat général n’avait envisagé l’opposition du requérant à satisfaire ses obligations miliaires que sous l’angle de l’objection de conscience sensu stricto, sans avoir égard à l’objection au service militaire dans un conflit contraire aux règles élémentaires de la conduite humaine. Or, les principes directeurs n° 10 précisent que « s’il existe une probabilité raisonnable qu’un individu ne puisse éviter d’être déployé dans un rôle de combattant qui l’exposera au risque de commettre des actes illégaux, sa crainte d’être persécuté sera considérée comme fondée » (pt 30)[6]. Partant, il convient pour le Conseil de renvoyer l’affaire au Commissariat général en vue de lui permettre de se prononcer sur l’existence, dans le chef du requérant, d’une craint fondée de persécution en raison de son objection de participer dans un conflit contraire aux règles élémentaires de la conduite humaine. Il revient donc au Commissariat général de chercher à savoir si les forces armées ukrainiennes s’adonnent à des activités constituant des violations du droit international humanitaire, du droit international relatif aux droit de l’homme ou du droit international pénal et, le cas échéant, d’évaluer la probabilité raisonnable que le requérant soit contraint de participer à de tels actes[7].

Dans un deuxième temps, le Conseil s’est penché sur les documents fournis par les parties. Il a constaté que la documentation transmise par le Commissariat général émanant du Cedoca et datant du 26 mai 2015 – « Coi Focus. Ukraine. Mobilisation partielle 2015, insoumission » – ne contenait d’information ni sur la possibilité d’invoquer en Ukraine des motifs d’objection de conscience pour échapper à la mobilisation ni concernant le sort réservé aux insoumis après leur condamnation à une peine de prise, en particulier la circonstance qu’une telle condamnation les dispense ou non d’être mobilisé par la suite. Le Conseil s’est en outre interrogé sur la fiabilité dudit document qui paraît s’appuyer principalement sur des articles de presse ukrainiens et des échanges de courriers électroniques avec un avocat membre d’une organisation de défense des droits de l’homme. Enfin, le Conseil a constaté que le requérant a déposé au dossier de la procédure, par le biais d’une note complémentaire, une série de nouveaux documents que le Commissariat général devra prendre en considération, dont l’un datant d’août 2015 et adressé par le Commissariat militaire de Dniprovskiy aux services de police et au Ministère Public, sollicitant l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre du requérant pour insoumission[8].

B. Eclairage

La décision commentée nous permet de faire un bref état des lieux, non exhaustif, de la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers sur ce qu’il convient d’appeler « les objecteurs de conscience », les « insoumis » ou les « déserteurs », en faisant également référence à la jurisprudence des deux Cours européennes et aux principes du H.C.R.

- Raisons de conscience ou de contrariété aux règles élémentaires de la conduite humaine

En ce qui concerne d’abord l’arrêt commenté, il peut être mis en perspective avec une autre décision rendue un jour plus tard, le 22 octobre[9]. Le requérant, de nationalité ukrainienne mais d’origine russe, dans sa seconde demande d’asile, a invoqué la crainte d’être mobilisé en cas de retour pour se battre dans le cadre du conflit opposant les autorités ukrainiennes et les indépendantistes de l’Est du pays ou d’être arrêté, n’ayant pas donné suite à la convocation de mobilisation reçue. Le Commissariat général a pris une décision négative que le Conseil a annulée, le 13 juillet, lui renvoyant l’affaire pour instruction complémentaire portant, notamment, sur la possibilité d’invoquer en Ukraine des motifs d’objection de conscience pour échapper à la mobilisation militaire[10]. Le 22 juillet, le Commissaire général a adopté une nouvelle décision de refus considérant, comme dans l’espèce commentée, que le requérant n’avait pas démontré que son refus d’effectuer ses obligations militaires reposait sur des objections sérieuses et insurmontables, pour des raisons de conscience qui fonderaient son recours à l’insoumission. Le Commissaire général a donc estimé que le requérant ne pouvait pas être considéré comme un objecteur de conscience, et ce d’autant plus que le conflit ukrainien n’était pas considéré par la communauté internationale comme contraire aux règles de conduite les plus élémentaires. Partant, il a jugé ne pas devoir répondre à la demande du Conseil d’obtenir des informations relatives à la possibilité en Ukraine d’invoquer des motifs d’objection de conscience pour échapper à la mobilisation.

Le Conseil a, comme dans l’arrêt commenté, observé qu’il ressortait des principes directeurs n° 10 du H.C.R. précités qu’il convenait de faire une distinction entre deux formes d’objection à des obligations militaires pouvant fonder une crainte d’être persécuté pour ce motif : d’une part, l’objection au service militaire pour des raisons de conscience et d’autre part, l’objection au service militaire dans un conflit contraire aux règles élémentaires de la conduite humaine, cette seconde forme désignant à la fois l’objection de participer à un conflit armé illégal et l’objection aux moyens et méthodes de guerre[11]. Ce qui diffère de l’arrêt commenté est que le Conseil a estimé que le Commissariat général n’avait envisagé l’opposition du requérant à satisfaire à ses obligations militaires que sous l’angle de l’objection pour des raisons de conscience sensu stricto et de l’objection à la participation à un conflit armé illégal, sans le faire sous l’angle de l’objection de participer à un conflit contraire aux règles éléments de la conduite humaine en raison des moyens et méthodes de guerre utilisés[12]. Le Conseil va d’une certaine manière un pas plus loin que dans l’arrêt commenté, dès lors qu’il requiert du Commissariat général l’examen des deux sous-catégories de la deuxième forme d’objection. On pourrait envisager que cette exigence soit également formulée s’il advenait, dans l’affaire commentée, que le Commissariat général prenne une nouvelle décision de refus après n’avoir analysé qu’un seul versant de la seconde forme d’objection.

Il est encore à relever, dans l’arrêt du 22 octobre, le point relatif à la détermination de la légalité d’un conflit, corrélativement à l’objection de participer à un conflit armé illégal. A cet égard, le Commissariat général avait fait valoir, se référant au Guide du H.C.R. sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié[13], qu’il ne suffisait pas qu’une personne soit en désaccord avec son gouvernement quant à la justification politique d’une action militaire particulière pour être considérée comme réfugié, mais qu’il fallait également que ladite action soit condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, ce qu’il n’a pas estimé être le cas pour le conflit ukrainien. Toutefois, le Conseil a considéré que ce motif n’était pas suffisant pour déterminer la légalité du conflit auquel le requérant refusait de prendre part ; il s’est appuyé, à nouveau, sur les principes directeurs n° 10 précités :

« 24. Pour déterminer la légalité du conflit en question, la condamnation de la communauté internationale constitue une preuve solide mais non essentielle pour conclure que le recours à la force est contraire au droit international. Ces condamnations ne sont pas toujours prononcées, même lorsqu’un acte d’agression a objectivement eu lieu. Dès lors, la détermination de l’illégalité du recours à la force doit être faite par l’application des règles régissant le droit international. […] »

En revanche, le Conseil, dans un arrêt du 1er octobre, toujours relatif à un requérant ukrainien, a confirmé la décision refus du Commissariat général. Le requérant, ayant effectué son service militaire, alléguait la crainte d’être mobilisé en cas de retour. Il justifiait son refus de combattre par le fait qu’il estimait que le pouvoir en Ukraine était actuellement aux mains de mafiosi, qu’il ne voulait pas tuer les siens et qu’il s’agissait d’une guerre fratricide provoquée par la l’Amérique et la Russie. Si le requérant se définissait comme un objecteur de conscience, le Conseil a considéré d’une part qu’il n’avait pas d’objection à toute activité de militaire dès lors qu’il avait effectué son service militaire et déclaré être prêt à prendre les armes contre l’armée russe si les membres de sa famille étaient menacé, et d’autre part, qu’il n’avait pas formulé de principes moraux ou éthiques sur lesquels reposaient ses convictions. Partant, le Conseil a estimé que son refus de combattre n’était

« pas le fruit de réflexion profondes et durables sur le sens de la violence destructrice des vies humaines en cas de guerre ou de conflit, au point que l’accomplissement de son devoir de soldat en tant que citoyen constituerait pour sa conscience un obstacle insurmontable et rend dès lors inévitable le recours à la désertion ou l’insoumission »[14].

Il semblerait donc que la jurisprudence du Conseil du contentieux des étrangers ne soit pas encore unifiée et varie d’une chambre à l’autre.

- Les poursuites et sanctions

De manière plus générale, le Guide du H.C.R. sur les procédures et critères précité établit certains principes relatifs à la crainte de poursuites ou de sanctions pour désertion ou insoumission :

« 167. Dans les pays où le service militaire est obligatoire, le fait de se soustraire à cette obligation ou insoumission est souvent une infraction punie par la loi. Quant à la désertion, elle est toujours dans tous les pays – que le service militaire soit obligatoire ou non – considérée comme une infraction. Les peines varient selon les pays et normalement leur imposition n’est pas considérée comme une forme de persécution. La crainte des poursuites et du châtiment pour désertion ou insoumission ne constitue pas pour autant une criante justifiée d’être victime de persécutions au sens de la définition. […]

168. Il va de soi qu’une personne n’est pas un réfugié si la seule raison pour laquelle elle a déserté ou n’a pas rejoint son corps comme elle en avait reçu l’ordre est son aversion du service militaire ou sa peur du combat. Elle peut, cependant, être un réfugié si sa désertion ou son insoumission s’accompagnent de motifs valables de quitter son pays ou de demeurer hors de son pays ou si elle a de quelque autre manière, au sens de la définition, des raisons de craindre d’être persécuté.

169. Un déserteur ou un insoumis peut donc être considéré comme un réfugié s’il peut démontrer qu’il se verrait infliger pour l’infraction militaire commise une peine d’une sévérité disproportionnée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. […] »

Le Conseil du contentieux des étrangers a fait, à plusieurs reprises, application de ces principes. Dans un arrêt du 24 mars 2009, il a reconnu le statut de réfugié à un ressortissant de nationalité turque et d’origine kurde faisant valoir sa qualité d’insoumis et justifiant son refus de s’acquitter de ses obligations militaires par des raisons de conscience, liées au risque d’être envoyé dans des zones de combats au sud-est de la Turquie où il serait obligé de se battre contre d’autres kurdes. Le Conseil a notamment retenu que :

« Le requérant, à l’appui de sa requête, fait état de rapports internationaux récents rédigés par des organisations internationales fiables, desquels il ressort que durant la prestation du service militaire, on ne peut pas exclure certaines discriminations à l’égard des recrues kurdes ou alévites.  La lecture desdits rapports, il apparaît également que les objecteurs de conscience sont considérés comme des déserteurs et si, comme le requérant, ils ont fui à l’étranger, la peine peut aller jusqu’à 5 ans de prison. De plus, une fois la peine de prison purgée, ils sont à nouveau convoqués pour le service militaire puisque l’obligation de servir n’est jugée remplie que lorsque le service a été effectivement accompli. Le Conseil tient encre à mettre en avant que selon les informations citées dans la requête, la réfraction peut être considérée comme un indice supplémentaire de l’opinion politique d’une personne surtout lorsque réfractaire/déserteur se trouve être un kurde. »[15]

La Cour de justice de l’Union européenne s’est récemment prononcée en la matière, dans l’arrêt Shepherd[16]. En l’espèce, une juridiction allemande interrogeait la Cour sur l’application de l’article 9 de la directive qualification qui énumère un ensemble de formes que peuvent prendre les actes de persécution, à l’égard d’un soldat américain ayant quitté l’armée après avoir effectué une mission en Irak et ayant demandé l’asile en Allemagne. Les questions préjudicielles portaient plus précisément sur l’interprétation de l’article 9, § 2, e), qui vise « les poursuites ou sanctions pour refus d’effectuer le service militaire en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes relevant des clauses d’exclusion » et l’article 9, § 2, b) et c) qui renvoie aux « mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire » ainsi qu’aux « poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires ». Concernant les poursuites pour refus d’exécuter le service militaire, la Cour a détaillé les conditions pour que le personnel militaire puisse bénéficier du statut de réfugié au motif qu’il risque des poursuites en raison de ce refus : le service militaire doit être mené en situation de conflit et supposer d’être impliqué dans la commission de crimes de guerre ; le fait que l’intervention au conflit se réalise sur la base d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies ou donne lieu à un consensus international doit être pris en considération dans l’évaluation du risque que des crimes de guerre soient commis et la circonstance que l’Etat qui mène les opérations pénalise les crimes de guerre constitue un indice suivant lequel le service militaire ne suppose pas d’en commettre ; le refus d’exercer le service militaire doit être le seul moyen par lequel le requérant peut échapper à la commission de crimes de guerre. Quant aux mesures, poursuites ou sanctions, la Cour a précisé que le caractère disproportionné et/ou discriminatoire de ces actes devait s’évaluer en tenant compte du droit légitime de l’Etat fui à maintenir une force armée et qu’il revenait aux autorités nationales de procéder à cette évaluation. La portée de l’arrêt est donc limitée et il est difficile d’en dégager des lignes directrices claires ; la Cour se contente en effet d’énumérer les conditions d’application de l’article 9, § 2, b, c) et e). Ce faisant, elle renvoie au pouvoir d’appréciation de la juridiction nationale, soulignant la nécessité d’une appréciation concrète à réaliser au cas par cas[17].

- Convictions religieuses

Les objections à l’exercice d’obligations militaires peuvent également être en lien avec des convictions religieuses. Le Guide du H.C.R. sur les procédures et critères précité précise en effet que :

« 172. Le refus d’accomplir le service militaire peut également être fondé sur des convictions religieuses. Si un demandeur est à même de démontrer que ses convictions religieuses sont sincères et qu’elles ne sont pas prises en considération par les autorités de son pays lorsqu’elles exigent de lui qu’il accomplisse son service militaire, il peut faire admettre son droit au statut de réfugié. »

La Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à examiner la question de l’applicabilité de l’article 9 CEDH – liberté de pensée, de conscience et de religion – aux objecteurs de conscience dans l’affaire Bayatyan. Il ressort de cet arrêt que si l’article 9 CEDH ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, la Cour considère que :

« l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontables  entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 […]. »[18]

Le Conseil du contentieux des étrangers a, quant à lui, rendu, le 29 juin dernier, deux arrêts dans lesquels les requérants, de nationalité ukrainienne et de confession religieuse pentecôtiste, invoquaient la crainte de devoir effectuer son service militaire pour l’un et d’être mobilisé au sein de l’armée ukrainienne pour l’autre, en cas de retour ; la participation à ces obligations militaires étant contraires à leurs convictions religieuses. Par deux fois, le Conseil a considéré que le Commissariat général ne se prononçait pas sur le lien éventuel entre les motifs allégués par le requérant pour justifier son refus de combattre et les critères de l’octroi de la protection internationale[19]. Il a par conséquent annulé la décision du Commissariat général et lui a renvoyé l’affaire en vue de :

« [r]recueillir des informations objectives récentes au sujet des dernières meures de mobilisation décrétées par les autorités ukrainiennes ; le cas échéant, procéder à une audition du requérant, l’interroger sur ses raisons de refuser de participer aux combats et confronter ses déclarations aux informations objectives relatives aux possibilités d’échapper à la mobilisation pour des raisons de conscience »[20].

- Fiabilité des COI

Reste enfin à souligner que le Conseil a également remis en cause la fiabilité des rapports du Cedoca relatifs au service et à la mobilisation militaires en Ukraine dans les arrêts du 29 juin précités. Comme en l’espèce[21], il a observé que ces documents semblaient essentiellement s’appuyer sur des article de presse ukrainiens et des entretiens téléphoniques avec un avocat membre d’une organisation de défense des droits de l’homme et s’interroge dès lors sur la fiabilité de ceux-ci dès lors que les comptes rendus des entretiens téléphoniques précités ne sont pas produits et qu’il ne ressort pas du contenu de ces rapports que leur auteur a également consulté le texte des récentes lois relatives au service militaire et aux mobilisations partielles votées par le parlement ukrainien[22]. Cette dernière observation nous permet de questionner de manière générale les documents produits par le Cedoca – notamment les « Focus COI » et les « Subject related briefing » – dont la fiabilité est souvent remise en cause par le Conseil[23]. Il arrive que celui-ci constate que la rédaction de ces documents pose quelques questions quant aux règles méthodologiques applicables en matière d’usage des COI[24].

H.G.

C. Pour en savoir plus

Lire l’arrêt :

- C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866

Jurisprudence :

- Cour eur. D.H., 7 juillet 2011, Bayatyan c. Arménie, req. n° 23459/03 ;

- Arrêt Shepherd, C-472/13, EU:C:2015:117 ;

- C.C.E., 22 octobre 2015, n° 155 112.

 

Pour citer cette note : H. Gribomont, « Objection au service militaire en Ukraine : raisons de conscience ou de contrariété aux règles élémentaires de la conduite humaine », Newsletter EDEM, novembre-décembre 2015.

 

[3] En septembre 2014, le Parlement ukrainien a adopté une loi dite de « lustration » qui prévoit une vaste purge au sein de l’appareil politico-administratif, le but étant d’écarter de manière expéditive des cercles du pouvoir les fonctionnaires ayant exercé sous le gouvernement de l’ancien président Viktor Ianoukovitch et de les priver de hautes responsabilités pendants plusieurs années.

[5] C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866, pt 5.3.

[6] C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866, pt 5.4.

[7] C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866, pt 5.5.

[8] C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866, pts 5.6 et 5.7.

[15] C.C.E., 24 mars 2009, n° 24 997, pt 3.7.4. Dans le même sens, voy. : C.C.E., 28 janvier 2011, n° 55 142 (Russie). A contrario, voy. : C.C.E. , 10 mai 2011, n° 61 198 (Turquie) C.C.E., 29 avril 2011, n° 60 568 (Turquie) ; C.C.E., 29 avril 2011, n° 60 567 (Turquie) C.C.E., 29 avril 2011, n° 60 563 (Turquie) ; C.C.E., 20 octobre 2011, n° 68 779 (Burundi, s’agissant d’une peine de prison allant de six mois  à trois ans) ; C.C.E., 20 octobre 2011, n° 68 833 (Burundi, s’agissant d’une peine de prison allant de six mois  à trois ans) ; C.C.E., 28 mars 2013, n° 99 991 (Turquie).

[21] C.C.E., 21 octobre 2015, n° 154 866, pt 5.6.

[22] C.C.E., 29 juin 2015, n° 148 717, pt 5.3 (« Coi focus. Service militaire, service alternatif. Situation actuelle » et « COI Focus. Ukraine. Mobilisation partielle de réservistes 2014 ») ; C.C.E., 29 juin 2015, n° 148 753, pt. 5.3 (« Coi focus. Service militaire, service alternatif. Situation actuelle » et « COI Focus. Ukraine. Mobilisation partielle de réservistes 2014 »)  ; C.C.E., 29 juin 2015, n° 148 754,  pt 4.5 (« C.O.I. Focus. Ukraine. Mobilisation partielle 2015 »).

[23] Voy. p.e. : C.C.E., 28 novembre 2014, n° 134 238, § 7.4COI Focus – Djibouti – Mutilations génitales féminines (MGF) » du 2 janvier 2014).

Publié le 09 juin 2017