C.C., arrêt n° 166/2013, 19 décembre 2013

La détention des familles avec enfants mineurs : quelques éclaircissements sur l’article 74/9 de la loi du 15 décembre 1980.

La Cour constitutionnelle éclaire l’article 74/9 relativement à l’ordre à suivre en matière de détention des familles avec enfants mineurs aux fins d’éloignement : 1) Habitation personnelle ; 2) Maison de retour ; 3) Centre fermé adapté aux besoins des familles.

Détention – Famille avec enfants mineurs – Privilégier habitation personnelle – À défaut, maison de retour – À défaut, centre fermé adapté aux familles.

A. Arrêt

Un recours en annulation a été introduit par diverses organisations de défense des droits de l’enfant devant la Cour constitutionnelle. Il porte sur la légalité de l’article 74/9 de la loi du 15 décembre 1980 relatif à l’interdiction de la détention d’enfants en centres fermés. La Cour a confirmé la légalité de cet article et en a précisé la portée. Le texte de l’article se lit comme suit :

« § 1er. Une famille avec enfants mineurs qui a pénétré dans le Royaume sans satisfaire aux conditions fixées aux articles 2 ou 3, ou dont le séjour a cessé d’être régulier ou est irrégulier, n’est en principe pas placée dans un lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2, à moins que celui-ci ne soit adapté aux besoins des familles avec enfants mineurs.

§ 2. La famille avec enfants mineurs qui tente de pénétrer dans le Royaume sans satisfaire aux conditions fixées aux articles 2 ou 3 peut, en vue de procéder à l’éloignement, être maintenue dans un lieu déterminé, adapté aux besoins des familles avec enfants mineurs et situé aux frontières, pour une durée aussi courte que possible.

§ 3. La famille visée au § 1er a la possibilité de résider, sous certaines conditions, dans une habitation personnelle, à moins qu’un des membres de la famille se trouve dans l’un des cas prévus à l’article 3, alinéa 1er, 5° à 7°. Si la famille est dans l’impossibilité de résider dans une habitation personnelle, elle se verra attribuer, dans les mêmes conditions, un lieu de résidence dans un lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2, adapté aux besoins des familles avec enfants [mineurs]. Les conditions auxquelles la famille doit satisfaire sont formulées dans une convention conclue entre la famille et l’Office des étrangers. Le Roi détermine le contenu de cette convention, ainsi que les sanctions applicables en cas de non-respect de la convention. La famille ne peut être placée dans un lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2, pendant une durée limitée que si elle ne respecte pas les conditions visées à l’alinéa 2, à moins que d’autres mesures radicales mais moins contraignantes puissent efficacement être appliquées.

§ 4. La famille visée aux §§ 1er à 3 se voit attribuer un agent de soutien qui l’accompagne, l’informe et la conseille ».

Cinq moyens sont développés par les requérants. Dans le premier moyen, qui retient principalement notre attention, la Cour est invitée à statuer sur la compatibilité de l’article 74/9 de la loi du 15 décembre 1980 avec les articles 10, 11, 12, al. 1 et 2, et 191 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 9, § 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et avec l’article 5.1 CEDH. Le grief porte sur le fait que l’article 74/9 prévoit des exceptions au principe de l’interdiction de la détention d’une « famille avec enfants mineurs »[1].

La Cour rappelle que conformément à la jurisprudence de la Cour eur. D.H., un mineur peut être privé de liberté pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement sur le territoire, ou pour procéder à son expulsion[2], mais qu’il ne peut pas être détenu dans les mêmes conditions qu’une personne adulte[3]. La Cour rappelle ensuite qu’il résulte de la combinaison du paragraphe 1er de l’article 74/9 et de l’alinéa 4 du paragraphe 3 du même article qu’une famille avec enfants mineurs ne peut être placée dans un lieu visé à l’article 74/8, § 2, que si celui-ci est adapté aux besoins des familles avec enfants mineurs[4]. Elle précise que dans les travaux préparatoires, il a été indiqué que la loi instaure le principe de l’interdiction de détention d’enfants mineurs, mais autorise dans des circonstances exceptionnelles la détention de familles avec enfants mineurs durant une période la plus courte possible dans un environnement adapté (Compte rendu intégral, Chambre, 19 juillet 2011, p. 126)[5]. Enfin, elle ajoute que le « lieu déterminé » visé à l’article 74/9, § 2, renvoie aux centres INAD visés à l’article 74/5, §§ 1er et 2, avec cette différence qu’il doit être adapté aux besoins des familles avec enfants mineurs.

En réponse au deuxième, troisième et quatrième moyens, la Cour considère que l’article 74/9 ne porte pas atteinte à l’intégrité et à l’intérêt supérieur des enfants ; ne permet pas de leur infliger un traitement inhumain, dégradant ou contraire à la dignité humaine ; ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH). Ce faisant, elle se réfère à la jurisprudence bien établie de la Cour eur. D.H., précisant toujours que la détention ne peut se faire que dans un centre adapté aux besoins des enfants. Elle laisse le soin aux autres juridictions de contrôler l’effectivité d’une telle condition. Le cinquième moyen concerne pour sa part des différences de traitement qui n’ont pas été jugées discriminatoires par la Cour.

B. Éclairage

L’article 74/9 a la particularité d’être rédigé de façon particulièrement confuse. Le législateur belge y utilise systématiquement les termes « un lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2 »[6] pour désigner des endroits distincts. Le présent arrêt, ainsi que de la proposition de loi initiale, ont l’avantage d’avoir précisé ce qui est visé par ces mêmes termes, à savoir d’un côté des « centres ouverts adaptés »[7] et de l’autre des « centres fermés »[8].

Il ressort donc de l’arrêt que l’article 74/9 interdit en principe de placer une famille avec enfants mineurs dans un centre fermé qui n’est pas spécifiquement adapté à ses besoins[9]. Trois solutions doivent successivement être considérées : demeurer dans son habitation personnelle (1), être placé dans une maison de retour (2) et être enfermé dans un centre fermé adapté aux besoins des familles (3)[10].

La préférence doit être donnée à une résidence de la famille dans son habitation personnelle[11], c’est-à-dire son lieu d’habitation où elle demeure habituellement. Pour cela, il doit être satisfait à certaines conditions – telles qu’une obligation de signalement et d’accompagnement ainsi qu’une échéance à respecter pour le départ[12] – qui figurent dans une convention conclue entre la famille et l’Office des étrangers[13].

Il est dérogé à cette possibilité de résider dans son habitation personnelle dans trois hypothèses :

  • si cela s’avère impossible[14], notamment dans le cas où la famille est à la rue et ne dispose pas d’habitation personnelle[15] ;
  • si l’un des membres de la famille peut compromettre les relations internationales de la Belgique, la tranquillité publique, l’ordre public ou la sécurité nationale et s’il est signalé aux fins de non-admission dans les États parties à la Convention Schengen (art. 3, 5° à 7° de la loi du 15 décembre 1980) ;
  • en cas de non-respect des conditions auxquels la famille doit satisfaire, et si d’autres mesures radicales mais moins contraignantes ne peuvent efficacement être appliquées, alors on peut placer la famille dans un centre fermé[16].

Dans les trois hypothèses suscitées, la famille se voit alors attribuer « un lieu de résidence dans un lieu tel que visé à l’article 74/8, § 2, adapté aux besoins des familles avec enfants »[17], mieux connu sous le nom de « maisons de retour ». Il s’agit d’un lieu destiné à l’hébergement des familles dans l’attente de leur éloignement au sens de l’article 1, 3°, de l’arrêté royal du 14 mai 2009[18]. Le régime de détention y est particulièrement relâché puisque : « [C]haque membre de la famille pourra quotidiennement quitter le lieu d’hébergement sans autorisation préalable. Il est cependant exigé qu’un membre adulte de la famille soit présent »[19]. Il convient également d’y respecter certaines conditions formulées dans une convention conclue entre la famille et l’Office des étrangers[20]. Ce lieu d'hébergement est assimilé à un lieu déterminé, situé aux frontières[21].

Ce n’est que dans l’hypothèse où une famille ne respecte pas ces conditions fixées dans la convention avec l’Office des Étrangers[22], ou qu’elle ne coopère pas au refoulement ou à la reprise ou à l'éloignement effectif[23], qu’elle peut faire l'objet d'un maintien en détention dans un centre fermé adapté aux besoins des familles dont les règles de fonctionnement sont déterminées par l'arrêté royal du 2 août 2002. Cela ne pourra toutefois se faire que pour une durée limitée et à moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives ne puissent être appliquées efficacement[24].

En aucun cas, une détention d’un mineur dans un centre fermé qui n’est pas spécifiquement adapté aux besoins des familles n’est donc permise.

P.dH.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : C.C., arrêt no 166/2013, 19 décembre 2013.

  • Documents législatifs

Proposition de loi insérant un article 74/9 dans la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, en ce qui concerne l’interdiction de détention d’enfants en centres fermés, Rapport fait au nom de la Commission de l'intérieur, des affaires générales et de la fonction publique par Mme Zoé Genot, Doc. parl., Chambre, 2010-2011, no53-326/6, 14 juillet 2011.

Pour citer cette note : P. d’Huart, « La détention des familles avec enfants mineurs : quelques éclaircissements sur l’article 74/9 », Newsletter EDEM, janvier 2014.

 

[1] C.C., arrêt no 166/2013, 19 décembre 2013, § A.4.1.

[2] Ibid., § B.5.4.

[3] Ibid., § B.5.6.

[4] Ibid., B.8.3.

[5] Ibid.

[6] Art. 74/8, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 : « Le Roi peut fixer le régime et les règles de fonctionnement applicables au lieu où l’étranger est détenu, mis à la disposition du Gouvernement ou maintenu, en application des dispositions visées au § 1er, alinéa 1er. »

[7] Proposition de loi insérant un article 74/9 dans la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, en ce qui concerne l’interdiction de détention d’enfants en centres fermés, Rapport fait au nom de la Commission de l'intérieur, des affaires générales et de la fonction publique par Mme Zoé Genot, Doc. parl., Chambre, 2010-2011, no53-326/6, 14 juillet 2011, p. 9.

[8] Proposition de loi insérant un article 74/9 dans la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, en ce qui concerne l’interdiction de détention d’enfants en centres fermés, Amendements, Doc. parl., Chambre, 2010-2011, no53-326/5, 6 juillet 2011, p. 2.

[9] Article 74/9, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980.

[10] C.C., arrêt no 166/2013, 19 décembre 2013, § B.8.2.

[11] Article 74/9, § 3, alinéa 1, de la loi du 15 décembre 1980.

[12] Proposition de loi insérant un article 74/9 dans la loi du 15 décembre 1980, op. cit., no 53-326/6, 14 juillet 2011, pp. 4 et 19.

[13] Art. 74/9, § 3, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980.

[14] Art. 74/9, § 3, alinéa 1, de la loi du 15 décembre 1980.

[15] Proposition de loi insérant un article 74/9 dans la loi du 15 décembre 1980, op. cit., p. 20.

[16] Art. 74/9, § 3, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980.

[17] Art. 74/9, § 3, alinéa 1, de la loi du 15 décembre 1980.

[18] Voy. arrêté royal du 14 mai 2009 fixant le régime et les règles de fonctionnement applicables aux lieux d’hébergement au sens de l’article 74/8, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers,, M.B., 27 mai 2009.

[19] Art. 19 de l’arrêté royal du 14 mai 2009.

[20] Art. 74/9, § 3, alinéa 2, de la loi du 15 décembre 1980.

[21] Art. 1er, 3o, de l’arrêté royal du 14 mai 2009.

[22] Article 74/9, § 3, alinéa 4, de la loi du 15 décembre 1980.

[23] Art. 48 de l’arrêté royal du 14 mai 2009, M.B., 27 mai 2009.

[24] L’article 74/9, § 3, alinéa 4, dispose en réalité « à moins que d’autres mesures radicales mais moins contraignantes puissent efficacement être appliquées ». Il convient toutefois d’entendre « à moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement ». C’est en effet en ce sens que la version néerlandaise de l’article 74/9, § 3, alinéa 4, « tenzij andere afdoende maar minder dwingende maatregelen doeltreffend kunnen worden toegepast », a été chaque fois traduite dans la loi du 15 décembre 1980 (voy. articles 7, alinéa 3 ; 8bis, § 4 ; 27, § 3).

Publié le 16 juin 2017