L'éditorial de janvier 2018 du Président Michel Loriaux
(Consultez aussi la sous-rubrique "Brèves d’écran", réactions aux événements d’actualité du monde sous une forme plus concise et plus légère)
La guerre des sexes aura-t-elle lieu ?
Entre écriture inclusive et liste Weinstein : l'opposion hommes-femmes se radicalise.
Le sexe, un facteur majeur de discrimination
Dans une actualité récente qui tend à perdurer, les réseaux sociaux et les médias se sont enflammés, une fois de plus, pour une cause, certes importante, mais qui a peut-être été dévoyée de son but principal, à savoir la lutte pour l’égalité entre les sexes.
Dans ces chroniques de “Générations”, j’ai souvent pris pour thèmes de dénoncer les inégalités sous toutes leurs formes, entre les classes sociales, les âges, les sexes, mais aussi les “races”, les pays, les confessions, et même les espèces (humaine et animales).
Toutes n’ont pas la même importance, car certaines de ces inégalités sont plus fortement vécues par les populations que d’autres, ou sont susceptibles de générer elles-mêmes d’autres inégalités. Heureusement parfois le progrès social et l’évolution des idées ont pu contribuer à évacuer certaines inégalités, ou à tout le moins à les réduire fortement et à les rendre moins sensibles ou pénibles à supporter.
Si les préjugés racistes sont probablement le critère de discrimination qui a provoqué au cours de l’histoire les plus grands désastres humains, sous forme de guerres, de massacres rituels ou de techniques d’exploitation en tous genres, la différenciation des sexes peut se prévaloir d’une seconde ou troisième place au podium des inégalités et des discriminations.
Et la situation ne date d’hier, mais remonte à l’aube des temps quand les femmes étaient déjà assignées aux tâches domestiques et sociales les plus pénibles ou les plus dégradantes tandis que les hommes pouvaient se prévaloir des honneurs de la chasse ou des conquêtes guerrières. Et même si les biologistes et les généticiens ont apporté des preuves scientifiques que les hommes et les femmes partageaient au moins 95 à 99 % du patrimoine génétique commun de l’espèce (comme d’ailleurs les groupes ethniques), il est difficile de nier qu’il existe des différences de nature entre les femmes et les hommes, à commencer par le caractère sexué des organes génitaux et les rôles différenciés dans le processus essentiel de la reproduction de l’espèce, sans parler de la morphologie physique, de l’implantation capillaire ou de la pilosité.
Le genre à la rescousse
Il est vrai que des mouvements féministes venus des Etats-Unis se sont évertués depuis quelques décennies (à partir de 1950) à effacer ce que la différenciation hommes-femmes pouvait avoir de connotation sexuelle et d’inné pour la considérer comme acquise et socialement construite.
Le concept de genre était né. Jusque-là le genre n’était guère qu’une catégorie grammaticale pour répartir les noms en deux ou trois classes (masculin, féminin, neutre) mais il n’allait pas tarder à devenir une arme de combat aux mains de féministes résolues à éliminer le sexe des débats sur les inégalités entre hommes et femmes.
Fondamentalement elles avaient bien entendu raison de mettre l’accent sur le fait que les inégalités entre hommes et femmes étaient dues davantage (ou au moins autant) à des facteurs sociaux, religieux, culturels et économiques qu’à des facteurs strictement biologiques.
De grandes voix l’avaient d’ailleurs souligné bien avant la mouvance féministe, comme le sociologue Emile Durkheim qui, dès la fin du XIXème siècle n’hésite pas à affirmer que “ce sont des raisons depuis longtemps oubliées”, à savoir les vertus surnaturelles attribuées au sang, et au sang menstruel en particulier, “qui ont déterminé les sexes à se séparer et à former en quelque sorte deux sociétés dans la société avec toutes les distinctions que cela implique en matière d’habillement, de fonctions sociales et professionnelles, de comportements, etc. (...) Rien ni dans la constitution de l’un ni dans celle de l’autre (sexe) ne rendait nécessaire une semblable séparation”1. Mais reconnaître l’existence de différences est une chose, les hiérarchiser en est une autre.
Or, la plupart des experts s’accordent pour reconnaître que “toute classification implique un ordre hiérarchique” et qu’en matière de sexe, dès que les hommes et les femmes sont mis en comparaison, la primauté est toujours du côté du sexe dit fort. C’est aussi vrai dans pratiquement toutes les langues où les qualités positives sont généralement considérées comme masculines et les négatives plutôt féminines.
L’écriture inclusive : un péril pour la langue ?
C’est sans doute pour cette raison qu’un débat s’est récemment installé en France pour dénoncer la règle grammaticale classique en langue française qui veut que, dans les accords, le masculin l’emporte toujours sur le féminin, et la remplacer par ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler l’écriture inclusive, une façon de féminiser l’écriture et de rétablir les équilibres linguistiques en postulant que le langage contribue à former les mentalités et qu’il est un puissant moyen de rétablir l’égalité des représentations entre les femmes et les hommes (recteur-rectrice, électeur-électrice, droits humains plutôt que droits de l’Homme, etc.).
Bien entendu, cette question qui était jusqu’à présent confinée à des débats d’experts n’a pas manqué, en se répandant dans l’opinion publique, de susciter des querelles parfois violentes sur l’utilité ou non de modifier les ancestrales règles grammaticales.
Qu’est-ce qui a pu susciter une telle cacophonie ? Simplement la publication par la maison d’édition Hatier d’un manuel scolaire d’histoire qui respecte les règles de cette nouvelle orthographe, notamment en insérant un “point médian” dans les mots qu’on veut féminiser (français.es, électeur.rice.s ou électeurs.rices).
Déroutant sans doute, mais pas forcément plus compliqué que la pratique française assez incompréhensible de compter les dizaines au-delà de soixante (soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix au lieu de septante, octante et nonante).
Même Microsoft, soucieux d’être toujours à l’avant-garde, a adapté son logiciel fétiche Office 365 en proposant une version féminisée de tous les noms.
Pourtant, l’affaire était à ce point sensible que le gouvernement français a rappelé par la voix de son premier ministre (Edouard Philippe) qu’il n’y avait pas de place dans l’administration pour ce mode d’écriture déclaré d’ailleurs par l’Académie française une “aberration” et un “péril mortel” pour la langue. A noter incidemment que cette vénérable institution a tout au plus réussi à faire élire en son sein (curieux le mot est masculin pour cet organe classiquement vu comme féminin !) seulement 8 femmes en un peu moins de quatre siècles. Peut mieux faire.
De son côté, la maire de Paris (Anne Hidalgo) a décidé de résister et de ne pas suivre les injonctions du pouvoir central pour ce qui concerne son administration.
Quand Hollywood fait son ménage
Mais ce qui a le plus défrayé les chroniques médiatiques ces derniers temps et menacé d’implosion les réseaux sociaux qui n’attendent souvent qu’un prétexte pour s’embraser, c’est bel et bien l’affaire Harvey Weinstein, un nom qui n’était guère connu jusqu’il y a peu que des milieux hollywoodiens du septième art mais qui s’est répandu comme une trainée de poudre autour de la planète en l’espace de quelques heures ou de quelques jours. En cause, les dénonciations de viol et de harcèlement sexuel à l’encontre du producteur dont la réputation d’abuseur sexuel n’était apparemment un secret pour personne dans les milieux du cinéma où il régnait en grand seigneur en toute impunité. La nouveauté est cependant que des victimes ont eu le courage de dénoncer ces harcèlements et ces comportements “inappropriés” dans la presse qui s’est emparée internationalement de cette information pour en faire un thème de combat.
Au départ, le New York Times a publié un article déclarant qu’une douzaine de femmes accusaient le producteur de harcèlement, agression ou viol, mais très vite la liste s’est allongée au point de réunir plus de nonante noms de victimes présumées, dont 14 témoignages de viol.
Manifestement, Weinstein était un grand prédateur sexuel sévissant depuis de nombreuses années, même si la présomption d’innocence doit lui être accordée, et ce d’autant plus que, s’il a bien reconnu des actes de harcèlement, il refuse toute “allégation de relations sexuelles non consenties” et tout “geste de représailles envers des femmes qui auraient refusé ses avances”. L’affaire a été portée devant les tribunaux qui jugeront. Cependant le cas Weinstein n’est pas resté isolé, car la libération de la parole féminine a ouvert une source de doléances qui n’est pas prête de se tarir.
Le cinéma américain avait produit il y a quelques années (1993), un très beau film de Spielberg sous le titre “La liste de Schindler” qui visait à désigner nommément des juifs pour les sauver de l’extermination dans les camps de la mort en les mettant au travail dans une usine de production militaire avec la complicité de l’industriel allemand lui-même, d’ailleurs honoré après la guerre comme “Juste”.
Dorénavant, il y aura sans doute aussi une liste Weinstein, à cette différence près qu’il ne s’agira pas de sauver des innocents mais de condamner des coupables de harcèlement et de viol. Beaucoup de noms circulent déjà et ont été lâchés en pâture à la vindicte populaire. Bien entendu, on n’y retrouve guère de violeurs anonymes ou inconnus, mais surtout des célébrités du cinéma, des médias et du monde des spectacles qui ont pu à un moment donné abuser de leur position professionnelle de pouvoir pour imposer des pratiques licencieuses à des jeunes femmes rêvant de devenir un jour des vedettes, ou plus simplement de décrocher un rôle dans une production théâtrale ou cinématographique.
C’est ce qu’on appelait autrefois couramment la “promotion canapé” mais l’expression semble aujourd’hui bien légère pour désigner ces abus de pouvoir, même s’il se trouve parmi les stars qui ont réussi des grandes carrières certaines pour affirmer que c’était là les règles du “jeu” que tout le monde connaissait et qu’il est un peu hypocrite de les dénoncer a posteriori quand le succès a été au rendez-vous alors qu’on n’a pas osé – ou voulu – le faire au moment des faits, quand la plainte aurait été sans doute plus recevable par les autorités judiciaires.
Des femmes en colère : “Balance ton porc”
Cependant, l’emballement médiatique a connu son intensité maximale lorsqu’une journaliste française en poste à San Francisco (Sandra Muller, journaliste pour La Lettre de l’Audiovisuel) a lancé sur la toile un “hashtag” vengeur appelant toutes les femmes du monde victimes de harcèlements ou de viols à dénoncer leurs agresseurs sous la couverture d’un titre pour le moins accrocheur et sans équivoque : “Balance ton porc !”.
Il est vrai que le dénommé Weinstein a un faciès quelque peu animalesque (même si je sais que le délit de faciès est punissable !), mais de là à désigner comme modèle le porc qui ressemble tellement à l’homme, génétiquement parlant, il y a un pas qu’on aurait dû éviter de franchir à une époque où on a fini par reconnaître un statut juridique aux animaux. Passons ! Les américaines, plus pudibondes, et sans doute les femmes musulmanes, pour des raisons religieuses bien connues, ont choisi un mot d’ordre plus soft sous l’expression “Me too” qui a au moins l’avantage de se référer à la victime plutôt qu’à son agresseur.
Quoi qu’il en soit, on aurait pu s’attendre à ce que ces outrances verbales soient évitées, du moins par les gens sensibles à la cause animale. Mais au contraire, le tweet a fait l’effet d’une bombe à fragmentation en se répandant à l’infini sur la planète entière et pour beaucoup de féministes il s’agit là de l’amorce d’une véritable révolution et du début d’une nouvelle ère dans la lutte pour la cause féminine. Seuls quelques intellectuels intrépides, hommes et femmes rassemblés, se sont étonnés de cette violence gratuite, en regrettant surtout la dimension dénonciatrice du message et le risque d’amalgames de situations très différentes.
Le chroniqueur, Éric Zemmour, bien connu pour ses positions considérées comme extrémistes, a eu l’imprudence de dire dans une interview que “balance ton porc” avait des résonnances qui rappelaient “dénonce ton juif” pendant la seconde guerre mondiale. Mal lui en a pris puisque les réseaux sociaux ayant peu apprécié cette franchise (il est vrai quelque peu provocatrice) n’ont pas manqué de le couvrir d’insultes.
En fait, si on essaye de garder la tête froide et de se tenir à l’écart des polémiques les plus virulentes, force est d’admettre que le problème posé par cet amoncellement de tweets, c’est précisément le caractère dénonciateur de ces messages la plupart du temps invérifiables. Manifestement jeter en pâture sur la toile des noms d’agresseurs présumés, sans preuves matérielles ni témoignages convergents, est une forme d’atteinte au principe fondamental de la présomption d’innocence indissociable d’une justice démocratique.
Pas de prescription pour les délits sexuels ?
Si l’on ajoute que les faits dénoncés sont, dans la plupart des cas, tellement anciens qu’ils finissent même par tomber sous le coup des délais de prescription prévus par la loi, on comprendra que porter les plaintes devant la justice est souvent impossible ou aléatoire quant aux résultats.
Certaines associations féministes ou certaines personnes isolées militent d’ailleurs pour l’extension des délais de prescription pour les crimes à connotation sexuelle, alors qu’ils sont déjà souvent de l’ordre de 20 ans, du moins là où ils existent (c’est par exemple le cas en France, mais pas en Angleterre).
On connaît notamment le combat mené par une ancienne présentatrice de radio et TV, Flavie Flament, accusant le photographe David Hamilton de l’avoir violée à l’âge de 13 ans, pour que les délais de prescription soient abolis au moins en ce qui concerne les viols d’enfants mineurs.
Alors que les faits dénoncés auraient eu lieu en 1987, l’accusation de l’animatrice n’a été portée publiquement qu’en 2016 dans un livre autobiographique (“La consolation”, edts Lattès) sans toutefois désigner nommément son violeur, même s’il l’est implicitement par le choix de la couverture de l’ouvrage qui est une photo réalisée par David Hamilton à l’époque.
Curieusement, l’animatrice-vedette déclare pour justifier la longue durée écoulée depuis ce viol jusqu’à sa dénonciation l’existence d’une forme d’amnésie post-traumatique qui n’aurait cessé qu’en 2009, même si des spécialistes de la mémoire (comme Brigitte Axelrad) contestent ce genre d’explication sur le plan scientifique.
Hamilton, le photographe des flous artistiques en cause
Sans être en mesure de se prononcer sur la réalité du préjudice subi, le fait que trois autres témoignages (anonymes) de femmes qui auraient aussi été violées par le même David Hamilton à l’occasion de séances de prises de vue ajoute de la crédibilité au récit de Flavie Flament, même si des membres de sa famille proche (dont son frère) n’hésitent pas à évoquer des manipulations par les “psy” et de l’affabulation en confondant rêve et réalité. Car c’est bien là le danger : les tribunaux hésiteront toujours à se prononcer en respectant les droits de la défense lorsque les actes remontent à plusieurs décennies, sauf aveux des accusés eux-mêmes.
Dans le cas Hamilton, la question ne se pose même plus puisque l’intéressé a choisi de se suicider avant d’être éventuellement inculpé, preuve sans doute de sa culpabilité, ou de ses remords diront ses détractrices, mais aussi peut-être seulement de sa crainte d’être appelé à comparaître devant la justice. Par ce geste difficile (se laisser étouffer par absence d’oxygène sous un sac en plastique n’est pas un acte anodin), le vieux photographe des flous artistiques de filles en fleurs a mis un terme aux poursuites judiciaires potentielles, mais il a aussi permis à ses accusatrices d’être renforcées dans leur conviction de sa culpabilité. Les seuls qui tireront maintenant profit de sa mort seront les éventuels organisateurs d’exposition de ses portraits argentiques licencieux, ou les vendeurs de clichés interdits par la morale depuis le déclenchement du scandale.
Pourtant à l’époque de son succès (et de ses méfaits présumés !) de nombreuses mères courtisèrent Hamilton pour qu’il accepte de prendre leurs jeunes filles comme modèles et la perspective que l’artiste les dénude (un peu) pour que son objectif les révèle dans des tenues vaporeuses innocentes ne les effrayait pas beaucoup.
Autres époques ou autres contextes et autres mœurs, affirme le dicton qui nous rappelle à juste titre que les faits doivent toujours être (re)contextualisés si on veut juger de leur normalité sociale et de leur conformité morale.
A la sortie de la guerre et des privations, la mode a été à la revendication avide de toutes les libertés, y compris sexuelles. Mai 68 a été là pour nous le rappeler. Quelques photos artistiquement floutées pesaient donc peu à côté de la vague d’érotisme déferlante, depuis Histoire d’O jusqu’aux films pornographiques les plus choquants, la justification artistique servant souvent de couverture à ces débordements.
Femmes-objets : la faute à qui ?
De nos jours, les excès se sont calmés et une certaine forme de puritanisme est même réapparue, mais ce n’est pas pour autant que les mœurs se sont adoucies et que les femmes ont retrouvé respect et considération. Elles-mêmes ont d’ailleurs souvent des attitudes ambigües qui posent question : elles n’acceptent plus de subir des remarques jugées désobligeantes sur la voie publique ou d’être frôlées de trop près dans les transports en commun par des mains baladeuses (ce qui sont des revendications légitimes), mais, en même temps, elles sont les premières lectrices des nombreux magasines qui dévoilent leurs charmes dans les positions les plus suggestives ou de publicités qui mettent plus en valeur leurs corps que les produits qu’elles sont censées promouvoir.
Certes, les mouvements féministes ne cessent de faire le procès de cette utilisation de la femme-objet ou de la femme-potiche, mais malheureusement leur public féminin se complait lui-même à s’admirer dans ces postures qui suscitent forcément aussi le désir et la convoitise de leurs admirateurs mâles comme l’atteste le succès de revues comme Play-boy et Lui. Sans doute ne serait-il pas raisonnable pour autant de lobotomiser tous les hommes, à défaut de les castrer chimiquement ou chirurgicalement.
Et il est clair que l’alternative ne peut pas consister dans la généralisation du port de la burqa ou du niqab, qui réduit les femmes à un statut de dépendance et de perte totale d’autonomie, comme c’est le cas dans beaucoup de pays musulmans pratiquant un islam radical, et qui ne cessent d’être dénoncés comme avilissant dans tous les pays occidentaux, dont certains ont légiféré pour interdire sur leurs territoires ces tenues “occultantes”. Cela n’empêche pas des jeunes femmes musulmanes contestataires de dénoncer une atteinte à leurs libertés fondamentales, en argumentant d’ailleurs qu’elles se sentent mieux protégées par leur tenue couverte que leurs congénères occidentales offertes à tous les risques de harcèlement. Le multiculturalisme et le communautarisme rendent parfois difficile une vie en commun apaisée.
Des hommes repentants ou hypocrites ?
Ce qui peut paraître plus étonnant, c’est que les hommes, dans leur grande majorité, ont aussi applaudi à cette déferlante de dénonciations, et se sont même parfois dénoncés spontanément pour avoir eu des pensées impures ou des pratiques contestables, en ayant à peine osé regretter que le mouvement mondial de libération de la parole ait choisi une forme de violence extrême pour s’exprimer.
On a même vu des anciens ministres (britanniques en l’occurrence) s’excuser publiquement d’avoir eu des gestes déplacés à l’encontre d’un membre féminin de leur cabinet ministériel sans même qu’il y ait eu forcément une plainte exprimée à leur encontre. Preuve d’une prise de conscience tardive du caractère inapproprié de certains comportements d’autorité et de machisme qui ne passaient pas à l’époque pour répréhensibles, ou tentative hypocrite de repentance pour éviter des accusations plus graves et échapper à d’éventuelles poursuites ?
Difficile à trancher, mais on peut imaginer que les hommes ont pris conscience, à l’occasion de ce mouvement contestataire, que ce qu’ils considéraient comme des gestes de galanterie ou des formes édulcorées de l’amour courtois était souvent perçu par les femmes modernes comme des dragues lourdes et déplacées.
“T’as de beaux yeux tu sais”, la célèbre réplique de Jean Gabin dans “Le Quai des brumes” (1938) prononcée à l’adresse de Michèle Morgan aurait certainement empli de bonheur toutes les midinettes rêvant de succomber dans les bras de ce grand séducteur du cinéma français, mais aujourd’hui elle risquerait de susciter la méfiance si elle n’est pas formulée dans le cadre d’une relation amoureuse librement consentie et réciproque.
Un improbable retour à la galanterie ?
En fait, quand des auteurs renommés (comme Pascal Bruckner) affirment que la lutte contre les abus sexuels passe par un retour aux règles ancestrales de la galanterie, on ne peut pas manquer d’être surpris car s’il peut être plaisant pour une femme de se voir céder une place dans les transports en commun, ou laisser la priorité sur le seuil d’une porte, sans parler du baisemain dans les grandes réceptions, ces petits gestes d’attention et de prévenance ne parviennent pas à dissimuler qu’ils relèvent d’une conception des rapports entre les sexes où la femme est toujours inférieure à l’homme.
Et ce n’est pas Simone de Beauvoir qui aurait démenti, elle qui considérait que la galanterie était “une contrepartie héritée des sociétés patriarcales visant à maintenir la femme dans son état d’asservissement” (“Le deuxième sexe”, Gallimard, 1949).
En réalité, la galanterie serait pour certains analystes une forme de “sexisme bienveillant” plus doux que le “sexisme hostile” mais dont les effets seraient aussi plus insidieux, puisque davantage basés sur la persuasion que sur la violence.
A part cela, on peut comme le président français Macron, toujours à l’écoute de l’actualité internationale, s’empresser d’annoncer que la lutte contre les violences faites aux femmes sera décrétée une “grande cause de son quinquennat” et que des mesures seront prises pour éduquer dans les écoles à la lutte contre le sexisme et le harcèlement et pour renforcer l’arsenal répressif, notamment en créant un délit “d’outrage sexiste” donnant lieu à des amendes dissuasives. En dehors de l’aspect communicationnel de ce discours, les bonnes intentions sont évidentes, encore faudra-t-il qu’elles se concrétisent à travers un changement de mœurs et d’éthique qui relève d’une véritable révolution civilisationnelle longue à mettre en œuvre. Heureusement, le chef de l’État a quand même aussi précisé qu’il ne souhaitait pas qu’on tombe dans “un quotidien de la délation” ni que “chaque rapport homme-femme soit automatiquement suspect de domination”.
Savoir reconnaître l’existence de gradations dans les agressions
Car c’est là aussi une des dérives regrettables du mouvement “balance ton porc”, à savoir mêler dans une même condamnation des situations radicalement différentes, depuis les simples excès verbaux ou les plaisanteries de comptoir déplacées, jusqu’aux réelles violences physiques et psychiques conduisant parfois à la mort des victimes, ou aux viols crapuleux accomplis en dehors de tout consentement, en passant par des formes intermédiaires de harcèlement, du genre caresses non voulues, gestes déplacés ou sollicitations équivoques.
Personne ne peut être indifférent au sort de ces centaines, et parfois milliers de femmes qui, chaque année, succombent sous les coups de conjoints particulièrement violents (voir pour rappel le cas du chanteur Bertrand Cantat, du groupe Noir Désir, condamné pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant tombée en 2002 sous ses coups répétés), mais manifestement ces cas tragiques, qui souvent n’ont d’ailleurs pas de dimension sexuelle clairement affichée sortent du débat sur le harcèlement et relèvent directement de la justice.
En revanche, il n’est pas souhaitable que cette vague de dénonciations provoquée par l’affaire Weinstein aboutisse à dresser les sexes l’un contre l’autre en prétextant qu’il est temps que la peur change de camp. Comme ne manque pas de le souligner une féministe spécialiste des réseaux sociaux (Laurence Rosier, “De l’insulte... aux femmes”, 180° éditions, 2017), le fait que le numérique s’est puissamment installé au sein des relations sociales et qu’il s’est taillé une “identité augmentée”, entraîne forcément une “violence augmentée” dont n’importe qui peut être victime, du côté des abusé(e)s comme des abuseurs.
Les grands combats féministes qui ont changé les rapports des sexes
Les femmes ont mené depuis plusieurs siècles, et spécialement au cours du vingtième, des combats qui leur ont permis de sortir de l’état de dépendance, de soumission et d’infériorité qui était le leur. Tous ne sont pas encore définitivement gagnés et il est normal que de nouveaux fronts soient ouverts là où des injustices flagrantes persistent.
Mais on ne peut occulter les victoires que les féministes ont remporté de haute lutte, souvent d’ailleurs avec l’aide d’hommes eux aussi révoltés par ces injustices. Qu’on se rappelle seulement les droits fondamentaux de fréquenter les écoles supérieures et les universités et d’avoir accès à des professions réservées auparavant aux hommes, d’avoir le droit d’ouvrir un compte bancaire sans devoir demander l’autorisation maritale, de pouvoir exercer leur droit de vote et d’occuper des fonctions électives, etc. Il est vrai que des domaines subsistent où les inégalités de traitement restent évidentes, comme les différences de salaires et de rémunération et même, dans certains pays, des interdictions absurdes comme celle de conduire une voiture ou des pratiques dégradantes de domination sexuelle comme l’excision.
Ces combats-là méritent qu’on s’y attarde et l’égalité entre les sexes ne sera pas atteinte sans que ces comportements sexistes soient totalement éradiqués. Il reste que ces victoires risquent d’être retardées si les hommes ne sont pas associés à ces combats légitimes et persuadés de leur bien fondé. Et à condition de ne pas les désigner comme les forces du mal sournoises incapables de se réformer.
Pas d’honneur pour les violeurs ?
Pourtant, j’ai du mal de croire que lorsqu’un groupe de “Femen”, qui se sont illustrées en Russie par leurs provocations, déboulent à la cinémathèque française (avec d’autres associations), tous seins dénudés, en vociférant des insultes du genre “pas d’honneur pour les violeurs” au moment où on est en train d’attribuer une récompense à Roman Polanski pour l’ensemble de son œuvre, elles ont vraiment fait progresser la cause des femmes, en dehors de l’amusement médiatique que ces scènes suscitent toujours. On sait que l’auteur de Rosemary’s Baby et du Pianiste a eu maille à partir dans les années 1970 avec la justice américaine pour des faits de mœurs avec des filles mineures et qu’il a préféré s’y soustraire en s’exilant en Europe et en réglant le préjudice par une indemnité financière versée à la victime qui, depuis lors, a fini elle-même par demander que les poursuites soient arrêtées. Mais comme d’autres présumées victimes se sont aussi déclarées entretemps, le cinéaste reste menacé d’arrestation, surtout sur le territoire américain.
Je ne pense pas que les qualités de l’œuvre d’un homme (ou d’une femme) l’exonèrent de la responsabilité de ses actes ou de ses fautes commises dans d’autres parties de sa vie privée ou professionnelle mais jeter l’opprobre 40 ans plus tard sur des relations qui ont eu lieu à l’adolescence (13 ans) et les dénoncer quand on a dépassé la soixantaine est interpellant.
La stratégie poursuivie semble pourtant évidente : s’en prendre à une personnalité connue comme Polanski plutôt qu’à un quidam donne l’assurance que les retombées médiatiques seront importantes et amplifiées à l’infini sans se préoccuper du préjudice que peuvent aussi subir les accusés. Sans Weinstein, il n’y aurait pas eu d’affaire Weinstein, même si certaines sources, dont la crédibilité n’est généralement pas vérifiée, n’hésitent pas à proclamer que 95 % des femmes affirment avoir été victimes au cours de leur existence d’actes de harcèlement ou de violence, ce qui voudrait dire que pratiquement la totalité de la gent masculine est responsable de ce genre d’agressions. Vraisemblable ou sacrément exagéré ?
Heureusement, dans le cas Polanski, la médiathèque a résisté à la pression de la rue et a voulu maintenir sa rétrospective, même si plusieurs ministres femmes du gouvernement Macron ont pu prendre à ce sujet des positions divergentes assez embarrassées. On peut condamner un homme mais pas une œuvre diront les plus tolérant(e)s, tandis que les plus déterminé(e)s s’opposeront à la séparation des responsabilités en fonction du moment où les actes se sont produits.
Il s’agit peut-être là, comme certain(e)s l’ont souligné d’une opposition générationnelle entre les jeunes féministes d’aujourd’hui et celles plus âgées qui ont mené des luttes pionnières dans les années d’après-guerre (voir par exemple le Manifeste des “343 salopes” qui ont eu le courage d’annoncer dans le Nouvel Observateur du 5 avril 1971 qu’elles s’étaient fait avorter). Mais le pire, c’est peut-être que derrière les positions les plus intransigeantes, il ne semble pas y avoir de possibilité de repentir et de pardon, la seule peine reconnue étant la condamnation à perpétuité. Dans le monde des féministes accros, seul l’enfer existe et pas le purgatoire.
C’est sans doute là, la meilleure façon de déclencher la guerre des sexes et de la faire perdurer au-delà du raisonnable par obstination vengeresse.
1 E. Durkheim, “La prohibition de l’inceste et ses origines”, Année sociologique, 1896-1897, cité dans l’article de l’encyclopédie Wikipédia consacré au genre.
Postscriptum
J’ai hésité à écrire cette chronique et à la publier, dans un contexte exacerbé où la pensée unique semble dominer et où toute expression d’une opinion critique risque d’apparaître comme la preuve d’une hostilité aux femmes et de la négation des actes d’agression dont elles sont victimes. Or, il n’en est rien, dans la mesure où je suis plutôt convaincu que non mon hémisphère cérébral gauche (présumé féminin) l’emporte souvent sur le droit (le masculin), mais j’ai pensé qu’il valait la peine de prendre le risque de m’exposer à la critique des censeurs (censeures) pour avoir le droit de développer un point de vue (partiellement) contradictoire afin de rétablir un équilibre manifestement rompu. J’ai d’ailleurs apprécié qu’au moment de mettre sous presse cet article, un groupe de cent femmes, mené médiatiquement par l’actrice Catherine Deneuve, a aussi pris la parole dans une tribune du Monde pour défendre ce qu’elles ont intitulé “une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle” (Le Monde, 9 janvier 2018), preuve qu’il n’y a pas qu’une seule façon de libérer la parole : Et c’est salutaire !
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