Jean Ladrière, philosophe de toutes les sciences, penseur de l'espérance

Ce 26 novembre, le philosophe Jean Ladrière s’est éteint paisiblement à la Clinique St Pierre d’Ottignies. Il était âgé de 86 ans. Tant sur le plan intellectuel que sur le plan humain, il fut l’un des universitaires belges les plus respectés du siècle écoulé.

D’origine arménienne par sa mère, il était le fils de l’architecte qui a rénové la collégiale de Nivelles, ville dans laquelle il a grandi et dans laquelle il est retourné vivre après son éméritat. Après les troubles de la guerre, au cours de laquelle il sert dans la Brigade Piron, il poursuit à Louvain des études de mathématiques et de philosophie. Chercheur FNRS puis professeur à l’Institut supérieur de philosophie de l’UCL, il consacre ses premiers grands écrits aux fondements de la logique formelle et à l’épistémologie des mathématiques. Mais ses publications et ses enseignements se développent rapidement bien au-delà de ces domaines. C’est par ses cours que Louvain découvre Wittgenstein et Popper, Chomsky et Habermas. Il fonde un centre de philosophie des sciences auquel aucun domaine du savoir n’est étranger. Ses mythiques séminaires du vendredi après-midi explorent la cybernétique et la théorie des catastrophes, la théorie de l’évolution et la théorie de la justice, la métaphysique de Whitehead et le marxisme contemporain.


Bien au delà de l’appropriation critique d’une littérature scientifique et philosophique immense, Jean Ladrière est aussi l’auteur d’une oeuvre personnelle riche et influente qui s’est exprimée dans une succession d’ouvrages rédigés avec un grand soin et une grande élégance, dont les trois derniers (La Foi chrétienne et le destin de la raison, Le temps du possible et L’Espérance de la raison) sont parus en 2004. Au coeur de cette oeuvre, le rapport entre la foi et la raison. « Ce qui est  en jeu », disait-il dans un entretien publié par la revue Louvain à l’occasion de son 80e anniversaire, « ce n'est pas une simple confrontation, c'est un rapport justifiable, à la fois réfléchi et vécu, entre foi et raison. C'est la visée de ce rapport qui est, je crois, sous-jacente à la grande majorité des textes que j'ai écrits, les autres n'étant que des interventions de circonstance. »


Enseignant et auteur, Jean Ladrière fut aussi un membre dévoué et efficace des nombreuses institutions dont il était l’un des piliers :  l’Institut supérieur de philosophie de l’UCL, qu’il présida longuement, notamment à l’époque du transfert à Louvain-la-Neuve, l’Université catholique de Louvain dans son ensemble, dont il fut l’une des grandes personnalités emblématiques, l’Académie royale de Belgique, où il fut élu en 1977, le groupe Esprit, qu’il contribua à animer dans les années 50, le CRISP, dont il fut un des fondateurs, l’Institut international de philosophie, l’Union mondiale des sociétés catholiques de philosophie, le Mouvement international des intellectuels catholiques, et bien d’autres. Partout, il laissera le souvenir d’une présence modeste et compétente, jouissant d’une autorité morale et intellectuelle aussi précieuse à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution. 


Catholique engagé, Jean Ladrière n’était pas de ceux qui estimaient devoir imposer leur foi aux autres ou mépriser ceux qui ne la partagent pas. Témoins les liens forts d’amitié et d’estime qu’il a entretenus par exemple avec Chaim Perelman et Leo Apostel, avec Jean Van Lierde et Jules Gérard-Libois. Pour eux comme pour tous les autres qui l’ont connu, Jean Ladrière était de ceux à propos de qui il était presque inconvenant de parler de tolérance et d’honnêté intellectuelle, tellement elles allaient de soi, de ceux aussi dont l’immense culture ne s’accompagnait d’aucun besoin de l’étaler. Il possédait cette capacité extraordinaire de s’émerveiller d’une anecdote comme d’un théorème et de faire partager cet émerveillement à ceux-là mêmes qui y étaient le moins prédisposés. Il possédait aussi une faculté exceptionnelle d’écouter attentivement, respectueusement, généreusement, ses interlocuteurs, les plus modestes comme les plus fanfarons, de reformuler plus précisément, souvent illustrations à l’appui, l’essentiel de ce qu’ils tentaient, parfois très confusément d’exprimer.


Jean Ladrière n’a pas eu d’enfant, mais ses enfants spirituels, les innombrables doctorants et mémorants auxquels il a consacré des dizaines de milliers d’heures, ont peuplé  les universités de quatre continents, conscients de ce qu’ils doivent à ses conseils et à son inspiration. Et ceux à qui il a rendu service de manière plus limitée, en acceptant de faire une conférence, d’écrire une préface, d’intervenir à un colloque, de siéger dans un jury, d’appuyer une action, sont encore bien plus nombreux. Par delà la mort à laquelle il vient de succomber, Jean Ladrière est de ceux qui continueront de vivre en ceux qu’il a guidés et qu’il a soutenus, qui l’ont côtoyé et qui l’ont aimé.


En finale de l’entretien déjà cité, il exprime son attitude face à la mort qui s’approche :  « J’ai reçu ce privilège de vivre au-delà de quatre-vingts ans et même de pouvoir encore poursuivre un certain travail, fût-ce au ralenti. Je pourrais dire que, de ce point de vue, j’ai eu une vie accomplie. Mais je garde, jusqu’ici en tout cas, le sentiment de n’avoir pas pu accomplir ce que j’ai cru devoir accomplir, et d’avoir toujours devant moi la perspective d’une tâche à réaliser… D’une part, en me tournant vers le passé , … je vois surtout le caractère très inadéquat, beaucoup trop partiel et beaucoup trop timide, de ce que j’ai pu exprimer. Et d’autre part, en me tournant vers l’avenir, je le vois comme appelant un travail encore à faire, qui d’une certaine manière serait le sens de ce que j’ai tenté de faire pendant le temps passé, et qui serait une démarche ultime. Naturellement je ne sais pas du tout ni si j’aurai encore le temps de me consacrer à un tel travail ni, à supposer que le temps me soit encore donné, si j’aurais la vision et l’énergie nécessaires pour le réaliser. Mais je vois pour le moment le temps qui me reste comme le temps d’une tâche que j’ai encore à accomplir. Je me dis que cette façon de vivre le temps est aussi une manière de se préparer à la mort. Même si je ne puis plus rien écrire, je me dis que j’aurai au moins vécu dans la perspective, demeurée ouverte jusqu’au terme, d’une tâche à accomplir. De toute façon, quoi que je fasse ou ne fasse pas, je sais qu’il ne pourra y avoir adéquation entre ce que j’aurai éventuellement pu faire et ce que j’aurais dû faire. C’est pourquoi, dès à présent, je m’en remets entièrement à la miséricorde de Dieu. »



Philippe Van Parijs
Professeur à l'UCL, Chaire Hoover d'éthique économique et sociale,
et au département de philosophie de l'Université Harvard


Article paru dans La Libre Belgique, 27 novembre 2007, Culture, p. 17