In memoriam Jean Ladrière

[Hommage rendu par Jacques Taminiaux à l'issue de la messe de funérailles, Nivelles, 30 novembre 2007.]

C’est à l’invitation de Ghislaine Florival que je dois de m’exprimer ici au nom de l’Académie Royale de Belgique dont Jean Ladrière était un membre très actif et très estimé depuis plusieurs décennies. Qu’elle sache combien je m’associe à son chagrin, non moins qu’à celui de la famille du défunt, et combien j’admire l’attachement qu’elle lui témoigna et l’aide prévenante qu’elle lui apporta sans relâche depuis qu’apparurent les premiers symptômes du mal qui allait l’emporter.


J’ai été le collègue de Jean Ladrière à l’U.C.L et son confrère à l’Académie mais je n’ai jamais été l’élève de l’éminent professeur auquel nous rendons hommage car c’est en marge des auditoires universitaires qu’il devint pour moi un modèle d’intelligence, d’intégrité et d’humanité, et que je devins son auditeur émerveillé et assidu dès que je le rencontrai pour la première fois il y a soixante ans, en automne 1947.


Licencié en mathématiques et en philosophie, Jean Ladrière, de sept ans mon aîné, préparait alors, avec l’appui d’un mandat d’aspirant du F.N.R.S., sa thèse de doctorat en philosophie sur « Le rôle du théorème de Gödel dans le développement de la théorie de la démonstration », thèse à la soutenance de laquelle l’étudiant en droit et tout jeune bachelier en philosophie que j’étais eut le privilège d’assister deux ans plus tard en 1949. Résonnent encore à mes oreilles les mots – « mort pour la France et pour la liberté » – par lesquels à cette occasion le brillant doctorant, au début de la présentation de son travail, rendait hommage à l’illustre normalien qu’avait été le philosophe des mathématiques Jean Cavaillès, fondateur pendant la guerre du réseau de résistance Libération Nord, torturé et fusillé par les nazis.


Notre première rencontre eut lieu à la « Maison des étudiants » située rue des Joyeuses entrées dans la vieille ville de Louvain, vaste demeure où l’on m’avait attribué une chambre à titre de représentant d’une régionale d’étudiants, et où Jean Ladrière résidait depuis plusieurs années à titre de responsable d’une « Revue des revues » dans un périodique estudiantin, L’Escholier de Louvain.


Deux de ses tout premiers articles – il en publia plus de 600 au fil des années – parurent dans ce périodique en 1942 et en 1943. Leurs titres étaient « Note sur l’idée de totalité » pour le premier, « Défense de la forme » pour le second.


C’est en témoin amical d’un itinéraire intellectuel que je m’autorise à croire rétrospectivement que ces deux titres avaient une portée symbolique et anticipative. Et cela pour plusieurs raisons.


D’abord parce que la « totalité » me paraît désigner avec justesse l’ampleur de l’éventail des thèmes de réflexion qui très tôt préoccupèrent Jean Ladrière et lui permirent d’éviter que la recherche de pointe et très exigeante qu’il poursuivait en philosophie de la logique et des mathématiques ne l’enfermât dans la tour d’ivoire des spécialistes. En effet, les articles qu’il publia dans l’immédiat après-guerre, aussi bien dans L’Escholier de Louvain que dans d’autres périodiques, attestent l’ampleur de cet éventail car leurs thèmes vont de la démobilisation des volontaires de guerre, dont il était, à la cybernétique naissante, en passant par les aspirations de la jeunesse, la réforme de l’université, la réconciliation franco-allemande, et la situation du chrétien face à la politique et à l’humanisme contemporain.


Si je prends la liberté d’évoquer ces articles c’est parce que leur auteur lui-même en faisait encore soigneusement état au soir de sa vie dans la longue Bibliographie qu’il fit paraître en 2005 aux éditions de la Bibliothèque philosophique de Louvain. Il écrivait en introduction à ce document que celui-ci était « comme un examen de conscience qui inscrit un cheminement particulier dans une destinée collective », mais il tenait à préciser que « selon son intention il était l’expression d’un questionnement qui porte en lui une attente ».


Comme nous habitions sous le même toit, d’abord rue des Joyeuses entrées, puis rue Vanderkelen, comme nous nous parlions tous les jours, j’étais pour ainsi dire témoin de ce que, dès cette époque, la première étape de ce cheminement liait étroitement le particulier et le collectif, et qu’elle était soutenue par un questionnement porteur d’une attente et d’une espérance.


Je précise qu’avant même que Jean Ladrière n’assumât l’enseignement qui devait marquer plusieurs générations d’étudiants, ce cheminement et ce questionnement étaient ceux d’un orateur autant que d’un écrivain.


C’est ici que la notion de « totalité » se justifie à un second titre.


Pour bon nombre de ceux qui, entamant leurs études après lui, entendaient ne pas limiter leurs années d’université à l’acquisition besogneuse d’un brevet professionnel mais souhaitaient au contraire en retirer la capacité d’attention la plus large possible au monde de leur époque, Jean Ladrière était un guide, en vertu non seulement de sa très vaste réceptivité culturelle – c’est à lui que ma femme, Françoise Collin, devait la découverte de Maurice Blanchot à l’œuvre duquel elle consacra sa thèse de doctorat ; il nous parlait avec une égale aisance du poète Saint John Perse, du romancier Kafka, et du philosophe Jaspers –, mais encore en vertu de son engagement personnel très diversifié dans des groupes informels de débats où se discutaient très ouvertement les questions les plus actuelles, sociales, politiques, économiques, artistiques, à l’heure de la reconstruction de l’Europe après une guerre affreuse qui avait saccagé le centre de Louvain et celui de Nivelles et fortement endommagé l’église où nous sommes réunis et à la restauration de laquelle son père qui était architecte apportait une contribution primordiale.


Ayant été témoin de la participation active de Jean Ladrière à ces débats, l’auditeur et intervenant que j’étais en garde le souvenir très précieux de son extrême capacité d’écoute et de sa capacité non moins grande de réplique réfléchie toujours soucieuse de départager l’essentiel de l’accessoire, de faire la part des pesanteurs acquises et des promesses d’avenir.


Que l’on me permette de donner deux exemples.


Parmi les revues dont Jean Ladrière mettait en lumière l’apport dans L’Escholier de Louvain, figurait en bonne place la revue parisienne Esprit fondée par Emmanuel Mounier et dont un des principaux collaborateurs était Paul Ricœur qui devint son ami. Jean Ladrière était en Belgique l’une des chevilles ouvrières des « Groupes Esprit » qui, dans le sillage de la revue française, débattaient, à Louvain, à Liège, à Bruxelles, de la justice sociale, de la réconciliation avec l’Allemagne, de la laïcité, et en particulier des implications de ce que Mounier aimait appeler « feu la chrétienté », formule critique par laquelle il dénonçait une certaine confusion traditionnelle du politique et du religieux. À une époque – elle est aujourd’hui révolue – où la séparation de l’Église et de l’État était loin d’avoir rang de principe dans les mentalités chrétiennes, il fallait beaucoup de perspicacité et même d’audace pour faire valoir, comme le faisait Jean Ladrière dans ces groupes, la justesse de la formule de Mounier.


Deuxième exemple. Dans l’immédiat après-guerre, le clivage U.L.B.-U.C.L., aujourd’hui révolu, était très prononcé. Jean Ladrière fut l’un des premiers à déjouer les malentendus qu’entraînait ce clivage, ouvrant ainsi la voie à une reconnaissance mutuelle dont l’université belge aujourd’hui peut s’enorgueillir. Il le fit dans le cadre d’un groupe de discussion entre membres bruxellois du cercle du libre-examen d’une part et étudiants en philosophie de Louvain d’autre part. Ses interventions étaient remarquablement informées, réfléchies et mesurées. Elles persuadèrent peu à peu les interlocuteurs, alors que tout semblait les opposer au départ, que foi et raison ne sont pas incompatibles, que foi et fidéisme méritent tout autant d’être distingués que science et scientisme, et qu’en définitive le dogmatisme peut menacer aussi bien les incroyants que les croyants.


Mais si conformément aux deux premiers articles que je mentionnais tout à l’heure j’associe la notion de « forme » à celle de totalité, c’est que le souvenir que je garde de ces débats n’est pas seulement celui d’une ampleur de vue considérable, c’est aussi celui d’une mise en lumière pénétrante de diverses structures théoriques et pratiques, très rigoureuse dans les termes où elle s’exprimait et dans son articulation persuasive.


En tout cas, totalité et forme me paraissent régir ensemble la carrière de chercheur de Jean Ladrière, sa carrière d’enseignant, celle de participant à d’innombrables colloques aux quatre coins du monde, et celle de membre actif de maintes sociétés savantes, notamment du prestigieux Institut International de Philosophie. Mais dans tous ces domaines son sens profond de l’historicité et de la finitude humaines le préservaient de tout esprit de système, de toute prétention à un savoir absolu, de sorte qu’aux notions de totalité et de forme il me faut ajouter celle de limite.


Totalité, forme, et limite, ces trois axes de réflexion reliés en profondeur par une conscience aiguë de la finitude humaine et une grande exigence morale et religieuse sont au cœur de son parcours de chercheur ainsi que le fit remarquer le jury international – Paul Ricœur en faisait partie – qui lui décerna en 1975 le « Prix scientifique Ernest John Solvay » en relevant que par « les travaux remarquables issus de son grand ouvrage sur Les limitations internes des formalismes » (thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur publiée en 1957) il avait « su mettre en relation la clôture des systèmes logico-formels avec le déploiement des types multiples du discours humain et avec les innombrables régions d’expérience qui leur correspondent », et qu’« en soulignant ainsi l’‘articulation du sens’ il avait fait apparaître les implications anthropologiques de la logique ».


C’est l’attention à cette articulation du sens dans tous les domaines de l’expérience humaine qui soutenait sa fidélité exemplaire à ceux qui l’avaient formé, précédé ou accompagné dans ses études – Joseph Dopp, Robert Feys, Fernand Renoirte, Jacques Leclercq, Lucien Morren, Alphonse De Waelhens, Antoine Vergote – mais aussi son exceptionnelle mémoire de toute l’histoire de la pensée occidentale depuis Platon et Aristote jusqu’aux tendances contemporaines opposées de la philosophie analytique et de la philosophie dite continentale.


C’est cette même attention qui lui permit de mener de front un enseignement de philosophie des sciences, de philosophie du langage, et de philosophie sociale.


C’est elle encore qui le porta à participer à la fondation du C.R.I.S.P., Centre de recherche et d’information socio-politique, conçu en 1958 par mon vieil ami Jules Gérard-Libois, et à y consacrer plusieurs études notables au rôle des groupes de pression dans la décision politique en Belgique.


C’est cette même attention qui régissait la quinzaine d’ouvrages dont il fut l’auteur, et sa contribution à de nombreux volumes collectifs.


C’est elle encore qui animait le discours mémorable qu’il prononça en 1992 sur « Le destin de la rationalité » à la séance publique de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale de Belgique, classe dont il était directeur cette année-là et aux activités de laquelle sa contribution fut exemplaire par les 25 rapports qu’il y présenta sur des travaux universitaires soumis à divers concours , et également par les nombreuses notices qu’il rédigea pour le Bulletin de sa classe tant sur des membres belges que sur des associés étrangers.


C’est la même attention à l’articulation du sens qui marquait toutes ses réponses aux exposés relatifs au thème « Création et événement » lors de la décade qui lui fut consacrée au Centre international de Cerisy-la-Salle en 1995.


Les attendus du jury du Prix Solvay soulignaient le rayonnement international de l’œuvre de Jean Ladrière : il a été traduit dans plusieurs langues.


Ce rayonnement n’a fait que se renforcer jusqu’à ce jour et puisque je m’exprime en témoin c’est sur une preuve actuelle concrète de sa persistance que je conclurai mon propos. Invité il y a à peine deux mois à l’Université de Dijon comme membre d’un jury d’Habilitation à diriger des recherches, j’y nouai des liens d’amitié avec un collègue français qui me confia avec franchise que sa vocation de professeur de philosophie s’était décidée d’une part à la lecture du grand livre sur « Les limitations internes des formalismes », d’autre part à l’audition des interventions de Jean Ladrière à un groupe de réflexion que dirigeait à Paris le Père Dubarle. Face à l’amalgame d’érudition poussiéreuse et d’idéologie marxisante qui trop souvent régnait alors sur les facultés parisiennes, c’était, me disait-il, une bouffée d’air frais et une invitation à penser par soi-même. Il prit soin d’ajouter non sans fierté que son fils cadet qui venait d’être reçu à l’École Normale Supérieure pour y préparer une agrégation de mathématiques s’était décidé à entreprendre ces études difficiles suite à la lecture attentive de l’ouvrage sur « Les limitations internes des formalismes » qui figurait en bonne place dans la bibliothèque familiale.


Jacques Taminiaux