Afin d’épaissir notre réflexion relative aux frontières visibles et invisibles en Europe, nous avons expérimenter le passage d’une frontière trouble à maints égards.
En nous rendant à Bender et à Tiraspol, en Modavie, nous avons changé de monde.
Crée en 1991, cette frontière est intérieure : elle sépare la Moldavie en deux républiques en suivant à peu près les rives du Nistru quand bien même la république moldave du Dniestr ainsi que la dénomme les cartes éditées localement est un état non reconnu qui a surgi au lendemain de l’effondrement de l’URSS. Ce territoire équivaut à la province belge du Luxembourg (4163 km2) et est peuplé par près de 500 000 habitants (2004).
Il serait particulièrement intéressante de questionner cet espace à la lumière du concept de frontière fantôme déployé par Béatrice von Hirshhausen. En effet, cette ligne de démarcation semble surgir du passé ou plutôt matérialiser un passé révolu trouvant ainsi une consolidation et un maintien qui ne semble pas si éphémère que cela.
La frontière expérimentée est complexe et comporte de multiples aspects dont la production de la carte est un premier point. Notons que cette du vécu de la frontière est spécifiquement abordée par Karri Kiiskinen qui nous présenter la frontière vécue sur son vélo lui apparaissant telle un cheminement.
Sur la ligne de démarcation, d’un côté, à l’Ouest, le passage n’est marqué que par un très ordinaire barrière métallique relevée et gardée par un policier moldave refusant de se dire douanier car il ne s’agit pas, pour lui, d’une frontière. Vient ensuite la traversée du no man’s land peuplé par des soldats russes particulièrement bien armés (camp enfui, char d’assaut, …). Enfin, se dresse un poste frontière d’accès à la mal dénommée Transnistrie. Il nous faut ensuite passer par le bureau de la migration où après avoir précisé les raisons de notre venue et la durée de notre séjour, nous recevons un feuillet à conserver précieusement pour le passage du retour. Je ne sais si c’est le fait de la justification du tourisme, la brièveté du séjour, le parlé de mes accompagnateurs ou encore en raison d’une humeur clémente de la préposée qui nous faisait face mais ce franchissement fut bien moins compliqué qu’annoncé.
Outre ce poste frontière bâti, de nombreux autres signes indiquent peu à peu que nous passons dans un autre monde.
Alors qu’à 60 km de là, à Chisinau, les langues moldave (ou roumaine) et russe se parlent indistinctement, ici seule le russe et l’alphabet cyrillique sont usités.
Les plaques d’immatriculation sont différentes, la monnaie est spécifique. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il s’agit du rouble transnistrien qui évoque le rouble russe lui aussi. Ainsi que le dit Sarah Green la monnaie est toujours relative et située. Si celle-ci n’est reconnue qu’en Transnistrie. Lorsque j’ai voulu échanger la monnaie ailleurs, il m’a été dit, à la banque et au bureau de change, que cet argent n’existait pas car il ne possède pas de code ISO 4217 officiel.
Bien vite apparaissent également par la fenêtre de la voiture les couleurs du groupe sheriff. Cette entreprise est détenue par deux Ukrainiens et la Président local possédant des supermarchés, le stade et l’équipe de foot nationale, des pompes à essence, une chaine de tv, une agence de pub, un réseau de téléphonie, des hôtels, etc. Aurait-on ici aussi affaire à un espace imaginaire non pas blanc tel que le décrit Melissa Fisher mais slave ?
En rue, les drapeaux transnistriens alternent avec les drapeaux russes, les monuments sont dressés à la gloire des grands hommes qui ont bâti la Russie (et non la Moldavie quant bien même il s’agit de personnalités locales), devant le parlement se dresse une tête de Lénine tandis que Staline s’affiche sur des autocollants en vente dans les librairies. De massifs panneaux tout comme le blason de cette république reprennent les emblématiques marteau, faucille, étoile rouge et référence à l’URSS.
Bref, la mise en récit de l’identité est radicalement autre que celle qui est donnée à voir à Chisinau. Là, les référence à l’Europe sont présentes aussi bien dans les instances gouvernementales, que par les monuments des espaces publics, dans les espaces privés. Ici l’on vient de fêter l’anniversaire du rattachement à la Roumanie et en rue ou dans les locaux de l’université c’est à la grande Roumanie, à la Bessarabie et ainsi à l’européanité que l’on fait référence.
A Tiraspol, on s’oppose officiellement par les discours à l’unionisme moldo-roumain décrit comme « fasciste » et à l’influence européenne dépeinte comme inféodée au grand capital international, et on s’inscrit dans un « novorussisme ».
Bien entendu derrière ces discours, derrière les façades, les pratiques quotidiennes et le différentiel de citoyenneté sont à questionner ainsi que le fait A. Asher sur l’Oder. Il serait intéressant également de comparer cet espace et la sémiotisation de l’identité transnistrienne avec les espaces frontaliers lituanien étudiés par Ullrich Kockel.
En tout cas, je m’interroge encore sur ces lieux : serait-ce là le passage entre deux mondes vécus ailleurs par Justyna Straczuk ? La frontière de l’Europe serait-elle au bord du Nistru ? S’agit-il ici aussi de maintenir un rempart constituant ainsi que le soutien Dimistris Dalakoglou le dernier bénéfice offert par l’UE à ses citoyens ?