Alaska : quelles surprises nous réserve le dégel du permafrost ?

Le permafrost désigne un sol dont la température se maintient en-dessous de 0°C durant plus de deux années consécutives. Avec le réchauffement climatique, le dégel du permafrost réveille des constituants jusqu’ici préservés du dégel. Au contact de l’eau, les interactions entre constituants pourraient engendrer des conséquences pour notre climat. Sophie Opfergelt, chercheuse qualifiée au FNRS et professeure à l’Earth and Life Institute (UCL), cherche à déterminer les conséquences de ce dégel. 

On entend parler de l’effet des changements climatiques sur la glace de mer ou sur les calottes glaciaires. On connaît moins leur effet sur les écosystèmes terrestres. En Arctique, les sols sont majoritairement du permafrost. Leur réchauffement a une conséquence importante sur leur stock de carbone organique, qui représente une source de gaz à effet de serre. Sophie Opfergelt, chercheuse qualifiée au F.R.S.-FNRS, a décidé d’étudier le permafrost. Du 29 avril au 16 mai dernier, la chercheuse qualifiée et son équipe (Catherine Hirst et Elisabeth Mauclet) sont parties à Eightmile Lake en Alaska pour prélever des échantillons dans cet environnement extrême. A peine quelques semaines plus tard, la géologue nous explique les raisons de cette étude ainsi que les premières observations. 

Zoom sur le permafrost

La recherche de Sophie Opfergelt s’intègre dans un projet financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) et s’étale sur cinq ans, de 2017 à 2022. Son nom ? WeThaw. L’objet de l’étude ? Le permafrost en Arctique. Ce sol gelé représente un quart de la surface terrestre de la planète. La surface de ce sol gelé est appelée « couche active » et dégèle tous les ans. Avec le réchauffement climatique, le permafrost se dégrade depuis une trentaine d’années. Résultat : la profondeur de cette couche active augmente chaque année, et des constituants qui étaient jusqu’ici préservés du dégel sont dorénavant exposés à l’eau. Ce sont notamment ces constituants que Sophie Opfergelt est allée échantillonner.

Une région très sensible au réchauffement climatique

Si la chercheuse et son équipe se sont rendues en Alaska, au sud de Fairbanks, ce n’est pas par hasard. Cette zone géographique est particulièrement sensible au réchauffement climatique. La température du permafrost sous la couche active oscille entre -0.5 et -2°C. Il suffirait d’une hausse de +1 à +2°C de la température du sol pour que le dégel se produise. De récentes études ont d’ailleurs démontré que la hausse des températures de l’air dans l’Arctique était deux fois plus élevée qu’à l’échelle globale. La raison ? Un phénomène d’amplification qui se produit précisément au niveau du Pôle Nord. Eightmile Lake est également un lieu de travail idéal pour les trois chercheuses car ce site d’étude fait l’objet d’un suivi de la hausse des températures du permafrost depuis trente ans. En réponse à cette dégradation, des changements de végétation ont été observés dans cette toundra, une sorte de tapis discontinu d’herbes, de mousses, de lichens et de petits arbres. En outre, des carottages dans le permafrost ont été réalisés sur ce site il y a un an, et seront utilisés grâce à une collaboration avec la Northern Arizona University, USA. 

Echantillonner l’eau, la roche, le sol et la végétation

Le 29 avril 2018, la géologue et son équipe se sont rendues sur place à la fin de l’hiver. Le dégel printanier a débuté de façon abrupte une semaine après leur arrivée. L’objectif de la mission consistait à échantillonner différents réservoirs de l’écosystème (roche, sol, eau du sol, neige, végétation, rivière) avant, pendant et après le dégel. Avant le dégel, les chercheuses ont percé un mètre de glace à la tarière pour récolter l’eau de la rivière et ainsi obtenir un signal avant l’influence du dégel. Ensuite, le dégel a brisé la glace, et la rivière s’est mise à couler librement. Elles l’ont également échantillonnée. Chaque soir, l’équipe réalisait un travail de filtration des eaux afin de s’assurer qu’aucune particule solide n’y persiste. Pour échantillonner le sol, ou plus précisément la couche active encore gelée en ce début de saison, un marteau et un burin ont été nécessaires. Ces échantillons fournissent un précieux témoin de la réserve en minéraux du sol figée par le gel depuis octobre 2017 au début de l’hiver précédent. L’objectif étant de caractériser cette réserve juste avant sa mise en contact avec l’eau libérée par la fonte de la neige au printemps.

Une réserve importante de carbone organique

Dans le permafrost se trouvent des minéraux et des matières organiques, dont du carbone organique. La quantité de ce carbone organique est très importante : elle équivaut à trois fois la quantité de carbone organique présente dans les forêts du monde entier. Tant que le permafrost reste gelé, ce carbone organique ne peut pas se décomposer. Mais en exposant ces sols au dégel, la décomposition de ces matières organiques jusqu’alors gelées augmente les quantités de gaz à effet de serre (CO2 et méthane) émises dans l’atmosphère. Résultat : aujourd’hui, la quantité de gaz à effet de serre émise par le dégel du permafrost équivaut au flux de gaz à effet de serre émis par les Etats-Unis. Cela explique les efforts de la communauté scientifique pour suivre le réservoir de carbone organique du permafrost. Cependant, un aspect jusqu’à présent non considéré dans le devenir de ce carbone organique concerne l’influence des constituants minéraux du permafrost. Exposés à l’eau, les minéraux peuvent se dissoudre et enclencher une cascade de réactions dans les sols. Des éléments minéraux comme le calcium, le magnésium, le potassium ou le phosphore pourraient être libérés et servir de nutriments pour les plantes ou les microorganismes du sol. 

Quel(s) possible(s) impact(s) sur l’environnement ?

C’est l’enjeu du travail de Sophie Opfergelt et son équipe. Deux conséquences sont à envisager :

  • La libération d’éléments minéraux favoriserait la décomposition du carbone organique en procurant des nutriments aux microorganismes du sol. Amplifier cette décomposition augmenterait les quantités de gaz à effet de serre libérées dans l’atmosphère, et les températures atmosphériques augmenteraient davantage.  
  • Les minéraux exposés par le dégel fourniraient des surfaces pour fixer le carbone organique, ce qui limiterait sa décomposition, et minimiserait l’impact du dégel du permafrost sur la hausse des températures atmosphériques à l’échelle globale. 
Et maintenant ? 

Quelques semaines seulement après son retour en Belgique, l’équipe ne peut pas encore tirer de conclusions. Toutefois, Sophie Opfergelt souligne le caractère urgent de comprendre ce phénomène étant donné que 30% de la surface totale du permafrost est vouée à disparaître d’ici la fin de ce siècle. Cette mission de terrain a permis à l’équipe de visualiser la rapidité et le caractère abrupt du dégel. En moins d’une semaine, la végétation cachée sous un manteau de neige a émergé, les rivières couvertes de glace se sont remises à couler, et des insectes, oiseaux, élans et caribous sont apparus dans un paysage jusqu’alors silencieux. La nature de cette région semble donc répondre très vite aux légers changements de températures. 

Pour la suite, tous les échantillons prélevés sur le terrain ont atterri au laboratoire de l’UCL. L’équipe poursuit le travail en quantifiant les éléments chimiques pour tracer leur origine dans l’eau : viennent-ils des minéraux ? De la végétation ? D’autres questions sont également posées, et Sophie Opfergelt tentera d’y répondre dans les mois et années à venir. La principale : quels sont les processus mis en route par le dégel qui contrôlent la libération des éléments minéraux ? Les conclusions des analyses des eaux ne vont pas tarder, tandis que la caractérisation des sols prendra plus de temps. La prochaine étape consistera à faire des expériences de dégel du sol en laboratoire. En prenant des blocs de sols gelés ramenés d’Alaska, l’objectif est de contrôler de manière plus approfondie ce qui se passe lors du dégel. Enfin, l’équipe de chercheuses prévoit déjà de retourner sur le terrain plus tard dans la saison pour suivre l’impact du dégel sur les différents réservoirs de l’écosystème. 

Lauranne Garitte

Coup d’œil sur la bio de Sophie Opfergelt

2002 : Licence en sciences géologiques (UCL)
2008 : Thèse de doctorat en sciences agronomiques et ingénierie biologique (UCL)
2009-2010 : Post-doctorat au Earth Science department de l'Université d'Oxford 
2011-2013 : Chargée de recherche FNRS (ELIE/UCL) 
2014 : Ebelmen Award de l'International Association of Geochemistry
2014 : Chercheuse Qualifié FNRS (ELIE/UCL)
2017 : ERC Starting Grant – WeThaw

 

 

Le projet en images

 

Publié le 26 juin 2018