An interview with Clément Sanchez

Damien Debecker nous présente cet invité de marque au travers d’une petite interview. 

* Vous êtes aujourd'hui Professeur au Collège de France depuis 2011, une position des plus prestigieuses pour un chercheur académique en France. Pouvez-vous nous décrire brièvement le parcours professionnel qui vous a mené jusque-là? Quels ont été les événements décisifs?

J’ai eu un parcours complétement atypique, surtout pour la France. 8 ans en tant que technicien dans l’industrie, où je travaillais en synthèse organique, spectroscopies et procédés d’élaboration. J’ai ensuite intégré via « la sortie de secours » l’Ecole Nationale Supérieure de Chimie de Paris d’où je suis sorti Major en 1978. J’ai ensuite obtenu une thèse d’état en chimie physique à l’Université Pierre et Marie Curie en 1981. Ma formation concerne la chimie minérale, la chimie sol-gel, la chimie du solide et les méthodologies de caractérisation du solide. J’ai ensuite été post-doctorant à l’Université Berkeley en 83-84, effectuant des recherches sur la synthèse et la caractérisation de nouvelles électrodes à base d’oxydes métalliques pour la photo-électrolyse de l’eau, sujet à nouveau à la mode aujourd’hui. Puis, de retour en France en 1984, je développe de la chimie des matériaux hybrides, puis des mésoporeux et autres nanomatériaux exotiques, et je m’attache à renforcer le couplage entre la chimie sol-gel et les procédés. Au bilan, j’ai été chercheur au CNRS pendant 32 ans et Professeur chargé de Cours à l’Ecole Polytechnique pendant 12 ans, puis Professeur au Collège de France depuis janvier 2011. Au passage, j’ai assuré la présidence ou la direction de plusieurs structures de recherche au niveau national et international (ce n’est pas ce qui m’amuse le plus (Sourire)).

· La chimie des matériaux hybrides, c'est quoi? Pourriez-vous nous proposer une définition et 2 ou 3 exemples de la vie courante?  

La chimie des hybrides permet la construction raisonnée de nanocomposites alliant une composante organique (voire biologique) et une composante inorganique. Ces matériaux sont principalement obtenus par des approches ascendantes fortement couplées à des procédés d’élaboration très divers ( …) de manière à obtenir un contrôle  de la composition, la structure, la texture, l’architecture du matériau à toutes les échelles du nanomètre au centimètres ou plus. De nombreux matériaux hybrides sont déjà sur le marché  (voir notre revue « Applications of advanced hybrid organic–inorganic nanomaterials: from laboratory to market » Sanchez, et al. Chem. Soc. Rev., 2011,40, 696-753.) Aujourd’hui, la chimie des matériaux hybrides est une véritable corne d’abondance nourrie par la créativité des chimistes. Elle impacte positivement des domaines extraordinairement variés. Par exemple celui de la santé (médicaments, implants et prothèses, imagerie médicale, vecteurs thérapeutiques), celui des cosmétiques, ceux du textile, de l’emballage, de la construction, de l’isolation, de l’automobile, des revêtements fonctionnels. Le domaine des hautes technologies (micro-optique, et microélectronique),  et celui de l'énergie tirent aussi avantage de l’hybridation des matériaux.

Quelques exemples de la vie courante : les cosmétiques réparateurs du cheveu, les semelles de fer à repasser, les revêtements anti-salissures, anticorrosion, anti-rayures, les isolants translucides, les voitures allégées, l’emballage, les matériaux pour l’imagerie, les ciments dentaires, etc…

  • En quoi cela consiste-t-il d'être Professeur au Collège de France ? A qui donnez-vous cours?  

Les cours sont gratuits et ouverts à tous. Pas d’examens (les cours sont en ligne sous forme de podcasts). Les cours de chaque année doivent être nouveaux, et accessibles à un public élargi (étudiants, lycéens, étudiants de master, doctorants, post doctorants, chercheurs, professeurs, etc…) et doivent décrire l’état de l’art d’un domaine, la recherche en train de se faire. C’est un véritable challenge qui demande un fort investissement chaque année, mais ce travail permet au professeur d’élargir considérablement son domaine de connaissance et d’expertise. Ces nouveaux acquis sont ensuite une forte source d’inspiration pour lancer des  thèmes de recherche originaux souvent aux frontières des disciplines.

  • Dans vos recherches, quelle est la découverte qui vous a rendu le plus fier/heureux?  

Je suis heureux tous les jours pendant lesquels je peux échanger avec mes collègues au sens large et discuter des résultats, des expériences en cours. La recherche est basée sur la créativité,  sur un apprentissage quotidien, c’est un métier magnifique et qui nécessite beaucoup d’humilité. Pour apprendre et avancer sur des sujets réellement originaux il faut laisser du temps au temps, ce qui hélas n’est pas dans l’air du temps ! Pour être honnête, je ne suis pas favorable à la recherche trop programmée, jonchée de  ”milestones bidons”. Permettez-moi de vous rappeler ces quelques mots du grand biologiste F. Jacob : « L’imprévisible est dans la nature même de l’entreprise scientifique. Si ce que l’on va trouver est vraiment nouveau, alors c’est par définition quelque chose d’inconnu à l’avance ».

* Aujourd'hui, est-ce que vous travaillez vous-même parfois en blouse blanche dans les laboratoires? Si non, est-ce que cela vous manque?

Pour être très honnête, je ne fais plus d’expériences moi-même, c’est une question de temps, les charges et fonctions du chercheur/professeur sont de plus en plus nombreuses, bien qu’un certain nombre d’entre elles ne soient utiles que pour créer de l’emploi à d’autres (sourire). Vous savez : les journées ne font que 24 h mais heureusement, il nous reste les nuits (sourire).

* Vous bénéficiez pour le moment de la Chaire Francqui "International professor". Que vous apporte cette prestigieuse distinction ?

Me donner du temps, pour mieux connaitre la recherche en Belgique. La Chaire Francqui a été soutenue par l’UCL, l’Université de Namur et la KU Leuven, et je passe donc mon temps entre ces institutions. Mais je pars à la rencontre des collègues de Gand, Liège et Bruxelles également. J’échange avec des collègues de grande qualité, et je propose de débuter de nouveaux sujets de recherche et d’étendre des collaborations fructueuses déjà existantes. Au travers des leçons que je donne, je présente aussi nos propres résultats récents à la communauté scientifique belge. Lors de la prochaine conférence, je présenterai un panorama plus généraliste sur la chimie des matériaux hybrides et je tenterai de montrer tous ces exemples d’application dans la vie de tous les jours.

  • A la Faculté, nous formons des Bioingénieurs, y compris des Bioingénieurs en chimie. Que pensez-vous de l'intérêt d'une formation universitaire pluridisciplinaire alliant explicitement la chimie, la bio, et les sciences de l'ingénieur? Pour la société dans son ensemble et pour la recherche scientifique en particulier?  
  • Vu mon parcours, je ne peux qu’applaudir cette initiative. La pluridisciplinarité ”de formation” associée à une solide expertise permet de mieux comprendre l’autre expert. Les nouvelles idées, les aspects créatifs, les ruptures,  sont par définition en marge de ce que l’on attend. Ils naissent souvent de la mixité, du métissage culturel et scientifique, de l’«hybridation »,… sous toute ses formes ! (Sourire…)

  • Quel est votre regard sur le rôle des chercheurs, particulièrement en chimie, sur le développement (durable, responsable, vert,... cochez les mentions inutiles…) de notre société?
  • Les chercheurs sont des individus très responsables, la recherche en chimie est et sera incontournable. Les sciences environnementales bénéficient déjà de la mise au point de matériaux hybrides dans des domaines comme ceux concernant les capteurs, la catalyse, la purification, la séparation… Je suis convaincu que les chimistes, à la fois architectes et maçons de la matière, sauront concevoir et élaborer des matériaux originaux pour apporter encore plus de réponses innovantes aux préoccupations sociétales, actuelles et futures. Ils rendront accessibles d’« inaccessibles étoiles ».