Les relations parfois tendues entre les deux communautés de notre petite Belgique sont un sujet d’étude qui a intéressé Bernard Rimé, professeur émérite et chercheur à l’Institut de recherche en Sciences psychologiques de l’UCL, spécialiste de l’étude des émotions. C’est à travers un prisme original, à savoir le poids de la mémoire collective et du sentiment de victimisation en fonction des générations, qu’il a cherché à savoir comment les uns perçoivent les autres. Et les jeunes semblent bien détenir l’une des clés pour vivre ensemble.
Le passé pèse lourd, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Et dans ce dernier cas, il peut provoquer un sentiment de frustration, de ressentiment, de victimisation qui sera transmis de génération en génération. Ce qui alimentera l’animosité envers un autre groupe de population, du pays ou d’un autre pays. Comprendre cela peut donner une clé de lecture psycho-sociologique particulièrement intéressante et originale de cette population.
La Belgique repose sur une histoire complexe, avec des communautés linguistiques qui semblent avoir pris des chemins opposés. Et c’est pour cela que le Pr Bernard Rimé s’y est particulièrement intéressé : « En tant que spécialiste de la mémoire collective dans le cadre de l’étude sur les émotions, je m’intéresse aux relations intergroupes. C’est d’ailleurs un sujet prédominant dans notre équipe de recherche », explique-t-il. « La Belgique est un véritable laboratoire. J’ai été fort interpellé par la population néerlandophone : les jeunes Flamands d’aujourd’hui se trouvent dans une situation fort confortable par rapport à leurs parents et par rapport aux francophones. Ceci est dû à l’évolution économique favorable de leur région, par rapport à la Wallonie qui est entrée, il y a quelques années déjà, dans une longue période de déclin, après avoir connu la prospérité. »
Victimisation
Sur cette période prospère du sud du pays, l’on entend encore beaucoup de petites et grandes histoires de frustrations côté flamand. « Les luttes flamandes étaient sous-tendues par un passé lointain et lourd de domination francophone. Ce passé a entretenu une mémoire de victimisation. Il est vrai que les francophones de Flandre dominaient les classes ouvrières et rurales, qui souffraient de la pauvreté. »
Mais ce passé est lointain… « Nous avons fait l'hypothèse que la mémoire de victimisation aurait tendance à s'estomper chez les jeunes flamands puisque ceux-ci connaissent des conditions de vie qui les éloignent des souvenirs douloureux des générations qui les ont précédés. Nous avons voulu dès lors vérifier cette hypothèse et, si les faits la confirment, vérifier également si cette diminution de la mémoire de victimisation se traduit par une modification d’attachement à la Flandre et à la Belgique », poursuit le Pr Rimé.
L'étude, initiée à l'UCL, a été développée en collaboration avec l'équipe de psychologie sociale de l'ULB. Elle a porté sur 1226 Francophones et 1457 Flamands, de trois générations différentes : ceux nés après 1983, à savoir la période où les réformes de l’État ont été les plus significatives (et qui ont 18 à 28 ans) ; ceux nés entre 1958 et 1982 et (29-53 ans) et ceux nés entre 1920 et 1957 (54-91 ans). Il s’agit de la première étude belge portant sur la mémoire collective en fonction des générations. Et elle est particulièrement éclairante… et porteuse d’espoirs !
Reconnaissance mutuelle des souffrances
« Tout d’abord, il existe une différence de datation des problèmes entre Flamands et Wallons dans les deux groupes linguistiques : alors que les premiers estiment majoritairement qu’ils ont débuté en moyenne à la création de la Belgique (1830-1831), les seconds l’estiment en moyenne aux alentours de 1930. Mais ce qui est probablement le plus important dans cette étude, c’est la reconnaissance de la souffrance de son groupe linguistique, mais également celle ressentie par l’autre groupe. Les Flamands estiment bien avoir souffert davantage que les Francophones, et là encore, ce sont les plus âgés qui estiment cette souffrance bien plus forte intense que les plus jeunes, qui semblent davantage la relativiser. Chez les Francophone, toutes les générations s’accordent pour dire qu’ils n’ont pas tant souffert. Par contre, les Francophones des trois générations étudiées reconnaissent clairement la souffrance que les Flamands ont endurée ! Cela pose une pierre pour la construction d’un dialogue entre les deux communautés du pays ! »
Mieux : si l’on pose la question de la souffrance endurée par les Francophones, ici aussi, l’on constate une reconnaissance en Flandre, en tout cas chez les jeunes. « Les jeunes Flamands sont plus nombreux que leurs aînés à considérer que les Francophones endurent actuellement une souffrance. Leur estimation se rapproche d’ailleurs de la vision des francophones par rapport à leurs propres souffrances, ce qui démontre une prise de conscience chez les jeunes Flamands, qui voient que la vie n’est pas facile actuellement chez les francophones. Là où les divergences étaient importantes chez les plus âgés des deux groupes linguistiques, et se sont à peine estompées dans la deuxième catégorie d’âge, elles ont diminué chez les jeunes. »
Influence sur le sentiment « belge » ?
L’étude du Pr Rimé nous montre que, contrairement au sentiment que l’on pourrait avoir à l'écoute des nouvelles politiques du pays, le sentiment Belge gagne du terrain en Flandre… tout comme en Wallonie ! « Nous avons constaté que les jeunes ont une attitude significativement plus favorable à la Belgique et un attachement moindre à leur Région que les générations précédentes, des deux côtés de la frontière linguistique. Néanmoins les jeunes Flamands sont encore majoritaires à se dire d’abord Flamands, et les Francophones d’abord Belges. Mais l’écart s’estompe de manière évidente. » Ceci tend à se manifester dans les urnes : les partis les plus radicaux emportent plus de voies chez les plus âgés, et les partis d’ouverture séduisent davantage les jeunes… Il reste cependant une différence de vision entre les deux communautés qui ne manquera pas d'influencer l'avenir du pays à plus long terme : les Flamands plaident pour davantage de fédéralisation alors que les francophones craignent que cette voie ne conduise à la dislocation du pays.
Cette étude montre néanmoins que la séparation du pays n’est pas le projet des jeunes Flamands. Et cette tendance pourrait se confirmer dans le temps. Par contre, il reste à espérer que la prépondérance économique actuelle de la Flandre ne générera pas dans l'autre communauté le même sentiment de victimisation qu’éprouvèrent les Flamands, au risque de provoquer un mouvement de balancier côté francophone. L’avenir de la Belgique repose de manière claire entre les mains des jeunes générations et la reconnaissance des souffrances, passées ou actuelles, de l’autre groupe linguistique ne peut que rapprocher les Belges.
Carine Maillard
Coup d'oeil sur la bio de Bernard Rimé
