L'immunothérapie gagne du terrain sur les thérapies « classiques » de lutte contre le cancer. Si les approches sont encore restreintes, l'équipe du Pr Sophie Lucas a fait une découverte, publiée dans la revue PNAS, qui pourrait permettre de renforcer les réponses immunitaires contre les tumeurs. Et servir à développer une nouvelle stratégie pour l'immunothérapie du cancer.
En matière de lutte contre le cancer, il y a les thérapies dites « classiques » qui s'attaquent directement aux cellules cancéreuses dans le but de les éliminer. Chimiothérapie, radiothérapie ou chirurgie sont des approches développées depuis longtemps, aux effets secondaires souvent sévères car elles ciblent les cellules tumorales qui prolifèrent, mais affectent aussi certaines cellules normales. L'un ou l'autre traitement, voire plusieurs combinés, est privilégié selon le type de cancer à traiter.
Depuis une dizaine d'années, une alternative se développe : l'immunothérapie. Plutôt que de s'attaquer aux tumeurs, il s'agit de favoriser le renforcement du système immunitaire pour contrer l'activité des cellules cancéreuses. Une thérapie moins invasive qui vise à booster les cellules du système immunitaire pour l'inciter à rejeter lui-même le cancer. Si le principe est prometteur, de nombreux facteurs entrent en ligne de compte. A l'heure actuelle, l'immunothérapie n'est efficace que chez une minorité de patients et dans certains cas.
« Le problème vient du fait que la tumeur paralyse le système immunitaire, indique Sophie Lucas, directrice d'un groupe de recherche à l'institut de Duve. Quand un patient peut développer des cellules immunitaires qui reconnaissent les cellules cancéreuses, comme des lymphocytes T, on sait qu'il pourrait éliminer ce cancer. Mais souvent, le cancer progresse malgré tout car les lymphocytes T anti-tumoraux sont inhibés. Il existe déjà quelques approches immunitaires très efficaces qui permettent de bloquer les récepteurs inhibiteurs situés à la surface des lymphocytes T anti-tumoraux. Ce blocage permet de réactiver le système immunitaire. Notre travail a pour objectif de relancer les réponses immunitaires contre la tumeur. Notre laboratoire s'intéresse à un mécanisme d'inhibition des réponses immunitaires qui n'est pas encore ciblé par les thérapies existantes ». Et dans ce cadre, une récente découverte a fait l'objet d'une publication dans la revue PNAS. Découverte qui pourrait servir de nouvelle approche dans l'immunothérapie du cancer…
Comprendre le fonctionnement des Tregs
Concrètement, à l'Institut de Duve, l'équipe du Pr Sophie Lucas étudie l'action des lymphocytes T régulateurs (Tregs)dans le but de comprendre comment ils suppriment les cellules immunitaires.
En clair, il arrive que le système immunitaire détruise des tissus sains. Pour l'éviter, plusieurs mécanismes de contrôles existent, parmi eux les Tregs, des cellules sanguines spécialisées dans l'immunosuppression, qui nous protègent contre les maladies auto-immunitairesen empêchant les réponses immunitaires inappropriées.
Il existe deux types de dysfonctionnement des Tregs. Lorsque leurs fonctions immunosuppressives sont diminuées, une maladie auto-immunitaire (comme le diabète de type I ou la sclérose en plaque) peut se déclencher. A l'inverse, les Tregs peuvent aussi travailler excessivement et ainsi se révéler nuisibles en bloquant des réponses immunitaires qui ne sont pas auto-immunes, et qui sont même souhaitables ! Ils contribuent alors au développement de maladies qui pourraient être contrôlées par des réponses immunitaires efficaces, comme le cancer. Chez les patients cancéreux, ils favorisent ainsi la progression des tumeurs en supprimant les réponses immunitaires dirigées contre les cellules cancéreuses : les Tregs sont contre-productifs.
C'est sur cette question que se penche l'équipe de Sophie Lucas. Elle cherche à identifier les mécanismes par lesquels les Tregs suppriment les réponses immunes. L'objectif à long terme : développer de nouvelles stratégies thérapeutiques permettant de modifier l'activité des Tregs chez les patients souffrant de cancers ou de maladies auto-immunitaires.
En menant ce travail, les chercheuses Sophie Lucas, Amandine Collignon, Stéphanie Liénart et Julie Stockis ont fait une récente découverte, publiée dans la revue PNAS en novembre 2017. Un travail basé sur la supposition que des anticorps, les anticorps anti-β8 bloquant la fonction immunosuppressive des Tregs, pourraient relancer les réponses immunitaires anti-tumorales.
Des anticorps pour bloquer l'immunosuppression par les Tregs
Dans le cadre de leur travail, les chercheurs du labo ont d’abord découvert que les Tregs produisent une cytokine appelée TGF-β. Il s'agit d'une molécule aux propriétés immunosuppressives très puissantes, qui transmet un message d'inhibition et bloque les autres cellules immunitaires. Il y a deux ans, leur travail a permis de déteminer que ce TGF-β était produit à la surface des Tregs à partir d'une protéine nommée GARP.
« Mais GARP ne suffit pas, précise Sophie Lucas. Nous avons découvert qu'une autre protéine était indispensable à la libération du TGF-β par les Tregs. Cette autre protéine est connue sous le nom d' intégrine αVβ8. Ici, au laboratoire, nous avons pu montrer qu'utiliser des anticorps monoclonaux anti-intégrine permet de bloquer la production de TGF-β, et donc l'immunosuppression par les Tregs. En les empêchant d'exercer leur fonction immunosuppressive, on pourrait relancer les réponses immunitaires antitumorales. C'est très important : on lève un frein du système immunitaire ! Cette découverte pourrait mener à développer un outil supplémentaire dans l'arsenal des méthodes d'immunothérapies, qui n'est actuellement pas très large. »
La possibilité d'une nouvelle approche thérapeutique
Et s'il est primordial de développer de nouvelles approches, c'est parce que l'immunothérapie ne fonctionne bien que chez une minorité de patients. Les molécules actuellement disponibles n’agissent que sur certains types de cancers, sans aucune certitude quant aux résultats. « On pourrait combiner cette découverte, une fois développée, avec d'autres formes d'immunothérapies, ou même avec de la chimio ou de la radiothérapie, pour en améliorer l'efficacité ou en diminuer la toxicité, explique Sophie Lucas. Globalement, on progresse dans le domaine : certaines immunothérapies commencent à être remboursées, comme traitement. Elles sont administrées à des patients qui ont déjà suivi des thérapies plus traditionnelles. Au niveau expérimental, l'idée est de les considérer comme des thérapies de première ligne, donc qu'elles interviennent plus tôt dans le traitement, et qu'elles soient combinées à d'autres formes de thérapies. Il y a beaucoup d'essais cliniques en cours. »
Les dernières découvertes du laboratoire n'en sont pas à ce stade : elles sont plus expérimentales car elles visent de nouvelles cibles. Le travail sur la protéine GARP en est à l’étape de tests précliniques, sur les souris. « On envisage les traitements cliniques, mais cela ne sera pas testé sur l'homme avant un an ou deux. Pour la dernière découverte, celle qui concerne l'intégrine αVβ8, nous n'avons pas encore de plan. Nous continuons à explorer la biologie de l'intégrine et à décrypter le mécanisme moléculaire. Nous en sommes au stade de la preuve de concept. »
Ces recherches, qui se poursuivent, sont financées par le FNRS, WELBIO et l'ERC (European Research Council) et ont été menées en collaboration avec l'UCSF (University of California, San Francisco).
Anne-Catherine De Bast
Coup d’œil sur la bio de Sophie Lucas
Sophie Lucas obtient un diplôme de docteur en médecine de l’UCL en 1994, puis un diplôme de docteur en sciences biomédicales en 2000 pour ses travaux en immunologie des tumeurs, réalisés dans le laboratoire du professeur Thierry Boon à l’Institut Ludwig pour la Recherche sur le Cancer. Elle effectue ensuite un séjour post-doctoral de deux ans dans la compagnie de biotechnologie Genentech, à San Francisco, où elle étudie de nouvelles cytokines et leurs récepteurs dans le laboratoire de Frédéric de Sauvage. En 2004, elle fonde son propre groupe de recherche à l’Institut de Duve, sur le campus de la faculté de médecine de l’UCL. Chercheur qualifié du FNRS depuis 2008, elle devient Professeur en Immunothérapie du Cancer auprès de l’UCL en octobre 2016. Ses recherches portent sur le rôle des lymphocytes T régulateurs dans la suppression des réponses immunitaires chez l’homme, et plus particulièrement chez les patients souffrant de cancer.