Chroniques

LOURIM Louvain-La-Neuve, Mons

Laurent Taskin 
Professeur, Université catholique de Louvain, Louvain School of
Management et Institut des Sciences du Travail
laurent.taskin@uclouvain.be 
Florence Stinglhamber 
Professeur, Université catholique de Louvain, Faculté de
psychologie et Institut de recherche en sciences psychologiques
Florence.stinglhamber@uclouvain.be

 

  • Souvent évoqué en sciences humaines et sociales pour sa pertinence sociale, le sentiment de déshumanisation éprouvé par les travailleurs n’a pourtant fait l’objet que de peu d’études scientifiques jusqu’ici.
  • Certaines nouvelles formes d’organisation du travail promouvant pourtant responsabilisation et autonomie pourraient engendrer un sentiment de déshumanisation chez les travailleurs. 

Les sciences politiques et sociales ont longtemps considéré que le travail moderne pouvait avoir un effet déshumanisant pour les personnes (de Marx à Weber, en passant par Braverman). Dans la même veine, les récentes critiques de la globalisation (à savoir, la financiarisation de l'économie) tenues en gestion et en économie ont souligné l'occultation de la condition humaine des travailleurs, notamment en conséquence d’une gouvernance financière de l’entreprise et d’un management purement quantitatif (la « gestion par les chiffres »). Au cœur de ces dénonciations, point de départ d’autres critiques plus construites, on trouve aussi ce rejet d’un langage managérial « froid » car trop économique et désincarné qui appelle une alternative plus « chaude », réhabilitant affects et sentiments, dans une société où les plus jeunes générations survalorisent justement les valeurs post-matérialistes ou symboliques associées au travail : le sens du travail, bien évidemment, mais la reconnaissance de notre condition d’être humain avant toute chose (on ne gère pas les personnes comme on gère les stocks, pardi !).

Anthropologues, philosophes, économistes, sociologues et psychologues nous le rappellent régulièrement : l’être humain est profondément social. Son humanité tiendrait de son élan à s’inscrire dans des relations sociales, de sa capacité à offrir et à attendre de la reconnaissance. Jérémy Rifkin présente une synthèse de travaux d’horizons disciplinaires différents pointant tous vers le caractère profondément empathique de la personne humaine : nous partageons les heurts et malheurs de nos semblables, nous cherchons à vivre harmonieusement en communauté (y compris au travail).

Caractérisé par un progrès technologique constant et des restructurations répétées ayant souvent pour conséquence la réduction des effectifs, alors que la charge de travail reste stable, le lieu de travail suscite chez de nombreux travailleurs le sentiment d’être assimilés à un outil de production, à un « robot ». Les formes actuelles d'organisation du travail interrogent profondément ce phénomène de déshumanisation, surtout dans le contexte où le travail devient «désincarné», c’est-à-dire affranchi de toute appartenance à un lieu et à certaines normes temporelles. Ainsi, le « nouveau monde du travail », pourtant assimilé à un projet émancipateur (on parle d’entreprise « libérée ») promouvant l’autonomie et la responsabilisation des travailleurs, peut produire de la déshumanisation dans un contexte où les pratiques de gestion et d’organisation du travail sont mises en place sans considération d’une vision de l’humain au travail, a priori.

Les recherches que nous avons menées récemment montrent, par exemple, à quel point les travailleurs confrontés au bureau partagé ressentent davantage un manque de cohésion de groupe et estiment manquer d’opportunités d’apprentissage. Ce ne sont pas des résultats anodins lorsque l’on sait que ces dimensions expliquent, pour partie, l’engagement et la collaboration au travail. En empruntant à la géographie sociale et à l’étude des leviers identitaires associés au territoire, l’on se rend compte à quel point, pour certains travailleurs, l’espace et la capacité de se l’approprier constituent des éléments constitutifs de leur identité au travail. Pour ces travailleurs malades de l’open-space, l’espace « clean », anonyme, traduit cette déshumanisation : le travailleur est appelé à s’installer sur un bout de table là où il y a de la place, à ne pas laisser de trace, voire à télétravailler depuis son domicile. Il n’y a plus de place pour lui, en somme.

En dépit de sa pertinence évidente, la notion de déshumanisation organisationnelle a été peu étudiée en sciences humaines et sociales. Tant en psychologie qu’en gestion, nous étudions les déterminants d'une expérience de déshumanisation de l'organisation du travail, en lien avec certaines pratiques de gestion des ressources humaines et, en particulier, les nouvelles formes d'organisation du travail; et nous tâchons d’identifier les conséquences d'une expérience de déshumanisation organisationnelle tant pour l'employé (en termes de bien-être au travail) que pour l'organisation et le management (en termes d'efficacité organisationnelle et de productivité).

Laurent Taskin 
Professeur, Université catholique de Louvain, Louvain School of
Management et Institut des Sciences du Travail
laurent.taskin@uclouvain.be
  • Afin de réduire leurs coûts de fonctionnement, les entreprises publiques et privées flexibilisent l’organisation de l’espace de travail.
  • Face à certaines de ces pratiques, les travailleurs se sentent devenus « invisibles » et réduisent leur engagement au travail.

C’est une évidence que d’aucun n’oserait remettre en question : nos entreprises, privées et publiques, se doivent d’être flexibles, de s’adapter à la double contrainte de l’incertitude et de l’urgence. Une première raison invoquée pour justifier ce poncif est de l’ordre de la rationalisation économique : dans un environnement qui doit se préparer à être pérenne sans croissance économique, ou alors si faible, la réduction des coûts est une priorité à laquelle une redoutable ingénierie gestionnaire s’attèle en ce moment. C’est une des raisons pour lesquelles les espaces de travail flexibles se développent.

Par espace de travail flexible, il faut entendre, principalement, le paysager et le bureau partagé. Le premier est un espace ouvert dans lequel plusieurs postes de travail sont rassemblés, de manière contiguë : les cloisons des bureaux individuels ont été abattues et un nombre supérieur d’espaces de travail occupe donc la même surface. La table individuelle a fait place au plateau collectif, avec tous les avantages et inconvénients associés à la circulation directe (et bruyante) de l’information au sein des équipes de travail. Le second correspond à peu de choses près au premier, à l’exception notoire de l’attribution de l’espace : dans ce cas-ci, les postes de travail sont anonymes, ils ne peuvent être attribués à un travailleur en particulier. L’espace de travail doit rester propre (on parle de clean desk) puisque de multiples utilisateurs peuvent en avoir l’usage. Dans ce second cas plus que dans l’autre, l’économie tient au fait que le calcul du nombre d’espaces de travail à prévoir intègre toutes les informations relatives au taux moyen d’occupation de l’espace : mobilité, télétravail, temps partiel, congés et maladies. L’on trouve ainsi des entreprises proposant un espace de travail pour 1,41 travailleurs et d’autres pour 8.

Bien souvent, ces deux modes d’organisation de l’espace de travail sont considérés comme équivalents. C’est une méprise. Les recherches que nous avons menées récemment montrent à quel point les travailleurs confrontés au bureau partagé ressentent davantage un manque de cohésion de groupe et estiment manquer d’opportunités d’apprentissage . Ce ne sont pas des résultats anodins lorsque l’on sait que ces dimensions expliquent, pour partie, l’engagement et la collaboration au travail. En empruntant à la géographie sociale et à l’étude des leviers identitaires associés au territoire, l’on se rend compte à quel point, pour certains travailleurs, l’espace et la capacité de se l’approprier constituent des éléments constitutifs de leur identité au travail. Ces observations rejoignent les résultats d’une enquête réalisée par des collègues suédois qui rapportent que le taux d’absentéisme est plus élevé pour les personnes travaillant en bureau partagé. Pour ces travailleurs malades de l’open-space, l’espace « clean », anonyme, traduit un sentiment d’invisibilité : le travailleur est appelé à s’installer sur un bout de table là où il y a de la place, à ne pas laisser de trace, voire à télétravailler depuis son domicile. Il n’y a plus de place pour lui, en somme.

Ce qui est donc en question ici, au-delà de l’organisation de l’espace de travail, c’est le sens que les individus attribuent aux dispositifs de management. Que cherchent, finalement, les dirigeants d’entreprises qui veulent rendre leurs travailleurs invisibles ? Quel message envoient-ils à leurs travailleurs et managers ? Celui d’une « rationalisation » des ressources qui deviendrait la finalité exclusive de l’entreprise. Et de participer à la dévalorisation du management, assimilé à des techniques déshumanisantes au service de la seule performance économique. Or, dans ces temps de rationalisation économique plus que dans d’autres, la véritable condition du succès de l’entreprise tient en l’optimisation de ses dispositifs de production et d’organisation. Et cela tient, en grande partie, au niveau d’engagement des travailleurs et à leur volonté d’adhérer au projet de l’organisation.

  • Désignant un ensemble de pratiques de flexibilité, de management et d’organisation du travail, le « nouveau monde » du travail peut mener à des formes d’innovation ou de régression sociale, selon les performances qu’il cherche à atteindre.

Combinant pratiques de flexibilité (t.q. horaires flottants, télétravail, open space), de management (par objectifs, par projets, des connaissances et participatif, essentiellement), des formes organisationnelles particulières (réseaux, équipes virtuelles et autonomes, p.ex.) et reposant en partie sur les nouveaux usages des technologies de l’information et de la communication, le « nouveau monde du travail » désigne des réalités organisationnelles très différentes. L’engouement dont il jouit au sein de la sphère professionnelle des RH et au-delà trouve sa justification dans une conception renouvelée du travail et, surtout, par la situation ‘gagnant-gagnant’ pour l’employeur et l’employé dans laquelle il est promu et qu’il convient dorénavant de questionner, d’un point de vue managérial, social et sociétal.

D’abord, ce « nouveau monde du travail » tient en partie du mythe puisque le projet émancipateur qu’il véhicule (que l’on peut résumer à une vision collaborative et participative du travail et du gouvernement des entreprises), sur fonds de personnalisation de la GRH, n’est que très rarement rencontré et même poursuivi en tant qu’objectif phare des projets de réorganisation du travail qui s’en inspirent. Les reconfigurations spatiales et temporelles des lieux de travail telles que le télétravail à domicile combiné à des espaces de travail partagés et ‘clean’, supplante, malgré le label « nouveau monde du travail » qui leur est affublé, la promesse de réorganisation de la gouvernance ou des formes de participation et de collaboration de l’entreprise.

Ensuite, une fois le deuil de cette véritable philosophie managériale fait, il reste à questionner la dimension ‘gagnant-gagnant’ de ces nouveaux mondes du travail pour en évaluer le potentiel d’innovation. Pour ce faire, nous questionnons ses liens avec les performances de l’entreprise. L’équilibre ‘win-win’ est souvent traduit en des gains économiques pour l’entreprise (réduction de l’espace de travail et gain de productivité au travail, par exemple), contrebalancés par des gains sociaux pour le travailleur (autonomie et flexibilité générant plus de satisfaction et de bien-être au travail, par exemple).

Toutefois, dans ce contexte très réducteur, deux limites doivent être identifiées : premièrement, de nombreuses études montrent que les gains en termes d’autonomie ou d’engagement dans le travail ne sont pas avérés alors que d’autres identifient même des effets négatifs (en termes d’absentéisme, par exemple) dans le cas d’organisation lean. Dans ce cas, il est difficile de parler d’innovation sociale; deuxièmement, cela participe à une vision très étroite des rôles et positions du management et des travailleurs, comme si l’un ne se préoccupait que des aspects économiques des choses et l’autre des aspects sociaux.

Or, la mise en œuvre et le pilotage de ces nouvelles formes d’organisation du travail visent d’autres formes de performance, à côté de la performance financière, dont les gestionnaires et travailleurs doivent se saisir. Ainsi, le versant social s’intéresse aux conditions de travail et de bien-être des collaborateurs, comme à la gestion responsable des carrières et de la diversité, tandis que la performance environnementale évalue quant à elle, l’impact du fonctionnement de l’entreprise sur l’environnement. Il est dès lors nécessaire d’élargir le spectre de la performance et de l’innovation à celui d’une vision plurielle et conjuguée de leurs dimensions, tout comme à une perspective multi-acteurs désormais ouverte aux éléments contextuels et qualitatifs qui affectent la vie des entreprises.

La capacité d’innovation (économique, sociale et environnementale) du nouveau monde du travail dépend donc de la capacité des parties prenantes (au-delà de l’employeur et des travailleurs) de se saisir de cette vision plurielle de l’innovation et de la performance. C’est, d’abord, un enjeu de management. Dans ce cas, si ces « nouveaux mondes du travail » amènent le management à se saisir de ses enjeux sociaux et sociétaux, l’on pourra dire que la philosophie managériale d’émancipation et de participation qui sous-tend ces projets et en font aussi des vecteurs d’innovation sociale est en marche.

Laurent Taskin
Professeur, Université catholique de Louvain, Louvain School of
Management (CRECIS) et Institut des Sciences du Travail 
laurent.taskin@uclouvain.be
  • La société financiarisée actuelle appauvrit le travail en ne se concentrant que sur la productivité objective et en réduisant le travailleur au statut d’opérateur
  • Les dispositifs de management, bien que soutenus originellement par une certaine vision humaniste du travail et de l’entreprise, en sont réduits à des outils d’optimisation de la production
  • Il y a place, dans la société, les entreprises et les écoles de gestion, pour une revalorisation du travail qui s’appuie sur un management davantage citoyen

La société économique mondiale s’est construite sur le paradigme de la croissance. Les entreprises, de tout secteur, doivent maximiser leurs performances, de période en période (d’année en année ou de trimestre en trimestre) sur des marchés qui valorisent essentiellement une performance de nature financière (chiffre d’affaires, EBITDA, etc.).Dans ce contexte, le travail en est réduit à un facteur de production qu’il convient d’optimiser au moyen d’outils issus du même registre de la mesure, de la planification et du contrôle. Le management mesure ainsi la productivité des travailleurs : temps de travail, nombre de biens ou services produits, nombre de clients servis, etc. La quantification du travail rend finalement le travailleur de plus en plus absent des préoccupations de l’entreprise et du management. Or, comme le souligne Pierre-Yves Gomez, ces systèmes de normes et de contrôle occultent le travail réel, c’est-à-dire un travail bien vivant qui peut être pénible et fatiguant mais aussi enrichissant et stimulant ; un travail réalisé par des personnes soucieuses d’être reconnues comme la véritable source de la création de la valeur économique1. 

Il est aujourd’hui prouvé (mesuré, d’ailleurs !) qu’une pression trop forte voire exclusive sur les indicateurs objectifs du travail fourni (les résultats, la productivité, bref, la quantité de travail) réduit les capacités de créativité, d’autonomie, d’engagement (la qualité du travail) et, finalement, la performance de ce facteur travail, en contradiction avec les ‘urgences du réel’ auxquelles les entreprises sont aujourd’hui confrontées. Ce drame social et économique constitue aussi une opportunité unique de repenser le management des entreprises. Bien plus que de substituer certains indicateurs par d’autres ou de masquer un même modèle sous des discours éthiques, il s’agit de faire renouer le management avec une philosophie managériale ; la gestion avec une vision du monde, du travail, de l’entreprise, du travailleur. 

Le management lui-même est aujourd’hui dévalorisé et assimilé à des techniques déshumanisantes au service de la seule performance économique. Pourtant, à l’origine d’innovations managériales, se trouve systématiquement une certaine vision de l’humain (au travail). Dans les années soixante, c’est la promotion d’un individu responsable et autonome, conditions nécessaires à son épanouissement au travail et au développement de son potentiel créatif, qui justifie l’avènement du management par objectifs. Qu’en reste-t-il dans nos organisations aujourd’hui ? Essentiellement un outil de pilotage de la performance individuelle qui ne délègue pas suffisamment au travailleur toute l’autonomie nécessaire à la réalisation d’objectifs co-définis. Dans les années quatre-vingts, le management de la qualité totale se basait sur une vision collaborative de l’entreprise, au-delà de toute catégorie de personnel : ouvriers et ingénieurs étaient amenés à s’asseoir dans un même cercle pour trouver, ensemble, et dans le respect des expertises mutuelles, les pistes d’amélioration de la production. Aujourd’hui, il reste de la qualité totale un ensemble de normes, de contrôles et de contraintes certes nécessaires mais qui sont rarement prétexte à développer une gouvernance plus démocratique des entreprises. 

Il y a place, aujourd’hui, dans notre société, nos entreprises et nos écoles de gestion, pour une revalorisation du travail qui s’appuie sur un management davantage citoyen². Le travail, comme le management, ne peut être dissocié d’une vision de la société. Nos réflexions et nos recherches nous amènent, entre autres choses, à encourager à repenser l’organisation du travail en donnant davantage de responsabilité décisionnelle à ceux qui produisent la valeur-travail (où chaque niveau hiérarchique devrait démontrer aux niveaux inférieurs en quoi il est utile) ; mais aussi à envisager de nouvelles formes de participation des salariés au gouvernement de l’entreprise et des modes de gestion basés sur la confiance, l’éthique, la justice et la reconnaissance. Pour reprendre les termes de Gomez, il s’agit de rapprocher le management et l’entreprise du travail réel (donc aussi collectif et subjectif), plutôt que de se cantonner à la seule mesure du travail objectif.

Références 
1Gomez, P.-Y. (2013) Le travail invisible, Enquête sur une disparition. Paris : François Bourin Editeur.
²Taskin, L. et de Nanteuil, M. (2011) Perspectives critiques en management : Pour une gestion citoyenne. Bruxelles : De Boeck.