Cass. (2e ch.), arrêt no P.14.0005.N, 21 janvier 2014

La détention aux fins d’éloignement limitée à deux hypothèses.

Seules deux hypothèses peuvent justifier la détention aux fins d’éloignement d’un étranger en séjour irrégulier : lorsqu’il existe un risque de fuite et lorsque l'étranger évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

Détention en vue de l’éloignement (art. 7 de la loi du 15 décembre 1980 et 15 de la directive 2008/115) – Principe de subsidiarité – Motifs – Risque de fuite – Évite/empêche la préparation du retour ou procédure d’éloignement – Interprétation restrictive (cassation).

A. Arrêt

Le pourvoi introduit devant la Cour de cassation est dirigé contre un arrêt de la Chambre des mises en accusation d’Anvers du 23 décembre 2013. Cet arrêt considérait que les circonstances invoquées pour justifier la mesure administrative permettaient de légalement fonder la privation de liberté. Ces circonstances étaient les suivantes :

  • la requérante séjourne sur le territoire Schengen sans visa valable ;
  • la requérante est considérée comme pouvant compromettre à nouveau l’ordre public, ayant été condamnée à une peine d’un an de prison pour des faits de cambriolage et d’abandon d’enfant par le Tribunal correctionnel de Malines le 8 août 2013 ;
  • la requérante ne peut partir par ses propres moyens.

Le moyen invoqué par la requérante à l’encontre de cet arrêt est fondé sur l’article 15 de la directive 2008/115 dite « Retour », sur l’article 7 de la loi du 15 décembre 1980 et sur le mépris de l’obligation de motivation. Plus précisément, il s’agit de ne pas avoir fondé la détention sur un des deux motifs limitativement énumérés dans ces deux articles, à savoir le risque de fuite ou le fait d’avoir évité ou empêché la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement. L’article 15 de la directive « Retour » se lit comme suit : « À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque : a) il existe un risque de fuite, ou b) le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement. »

L’article 7, al. 2, de la loi du 15 décembre 1980 : « À moins que d’autres mesures suffisantes mais moins coercitives puissent être appliquées efficacement, l’étranger peut être maintenu à cette fin, pendant le temps strictement nécessaire à l’exécution de la mesure, en particulier lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l’étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement, et sans que la durée de maintien ne puisse dépasser deux mois. »

La Cour rappelle que ces dispositions entraînent une limitation de la liberté personnelle et sont, dès lors, de stricte interprétation. Par conséquent, afin de reconduire un étranger à la frontière, et compte tenu du principe de subsidiarité, il peut seulement y avoir recours à la détention lorsqu’il existe un risque de fuite ou lorsque l'étranger évite ou empêche la préparation du retour ou la procédure d’éloignement. Il s’agit là, selon la Cour, des seules hypothèses envisageables.

Il s’en déduit que les motifs fondant la décision de privation de liberté litigieuse, en ce qu’ils ne font aucune mention des deux hypothèses suscitées, ne permettaient pas de fonder légalement la privation de liberté. L’arrêt de la Chambre des mises en accusation d’Anvers a donc violé l’article 7 de la loi du 15 décembre 1980 et a ainsi été cassé.

B. Éclairage

Cette jurisprudence de la Cour de cassation constitue un revirement complet par rapport à sa jurisprudence du 20 avril 2011[1]. À cette occasion, la Cour avait considéré, à propos de l’article 15 de la directive « Retour » : « la possibilité de rétention qu’elle prévoit n’est pas limitée aux seuls risques de fuite ou d’entrave à la procédure d’éloignement qu’elle mentionne. »

Les Chambres des mises en accusation s’étaient récemment appuyées sur cette jurisprudence de 2011 pour affirmer à leur tour que « la possibilité de rétention n’est pas limitée aux deux hypothèses visées par l’article 15 de la directive [2008/115/CE]. »[2]

L’arrêt ici étudié imposera désormais d’écarter ce moyen. Les conséquences sont difficiles à prévoir.

Pour l’heure, l’enseignement de la Cour de cassation demeure ignoré de la jurisprudence des Chambres des mises en accusation[3]. Lorsqu’il cessera de l’être, il est à craindre que les changements observés soient principalement cosmétiques. Les deux hypothèses limitées dans lesquelles la détention est désormais autorisée sont en effet assez larges, singulièrement le risque de fuite dont la définition figure à l’article 1, 11°, de la loi du 15 décembre 1980 : « le fait qu’un ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet d’une procédure d’éloignement présente un risque actuel et réel de se soustraire aux autorités. Pour ce faire, le ministre ou son délégué se base sur des éléments objectifs et sérieux ».

Les éléments objectifs et sérieux sur lesquels le ministre ou son délégué peuvent se baser doivent notamment être trouvés dans l’exposé des motifs de la loi. Ils sont nombreux et particulièrement souples. Il y est ainsi précisé que le risque de fuite peut résulter d’un ou de plusieurs éléments tels que : « 1° du fait de demeurer sur le territoire au-delà du délai octroyé par la décision d’éloignement ; 2° d’une entrée illégale et du maintien sur le territoire sans tenter de régulariser la situation ; 3° de la non-exécution dans le passé d’une mesure d’éloignement ou de l’opposition à l’exécution de sa mesure d’éloignement ou encore d’un nouveau séjour illégal après un éloignement ; 4° du non-respect du signalement aux fins de non-admission dans les États parties à la Convention d’application de l’Accord de Schengen, signée le 19 juin 1990, soit pour le motif que sa présence constitue un danger pour l’ordre public ou la sécurité nationale, soit pour le motif qu’il a fait l’objet d’une mesure d’éloignement non rapportée ni suspendue, comportant une interdiction d’entrée, fondée sur le non-respect des réglementations nationales relatives à l’entrée ou au séjour des étrangers ; 5° du non-respect des mesures imposées à l’article 74/14, § 2 de la loi en vue d’éviter le risque de fuite ; 6° du non-respect d’une interdiction d’entrée ; 7° du changement de lieu de résidence au cours du délai qui lui a été accordé pour quitter le territoire en application de l’article 74/14, § 1er, sans le notifier à l’Office des étrangers ; 8° d’une fausse déclaration ou d’une fausse information relative à des éléments permettant son identification ou refus de donner sa véritable identité ; 9° de l’utilisation dans le cadre de sa demande d’autorisation de séjour (autre que la procédure d’asile) d’informations fausses ou trompeuses ou des documents faux ou falsifiés, ou de recours à la fraude ou à d’autres moyens illégaux, pour lui permettre de séjourner dans le Royaume ; 10° de la non-présentation à plusieurs reprises, à une convocation de l’administration communale dans le cadre de la notification de la décision relative à sa demande de séjour. »[4]

Deux observations peuvent être formulées. Premièrement, les hypothèses visées par ces éléments sont extrêmement larges (voy. notamment la première hypothèse : demeurer sur le territoire au-delà du délai octroyé par la décision d’éloignement). À leur lecture, il semble virtuellement impossible qu’un étranger en séjour irrégulier puisse y échapper. Cela pose question au vu de l’arrêt ici étudié qui rappelle que la limitation de la liberté personnelle aux fins d’éloignement d’un étranger en séjour irrégulier est normalement de stricte interprétation.

Deuxièmement, ces éléments figurent dans l’exposé des motifs de la loi, et non dans la définition légale du risque de fuite. Pourtant, lors de la transposition de la directive, le Conseil d’État avait clairement précisé que dans la mesure où un risque de fuite peut conduire à une restriction de liberté, c’est au législateur qu’il appartient de définir les critères objectifs servant à déterminer s’il existe des raisons de penser qu’un ressortissant d’un pays tiers peut prendre la fuite[5]. Cet avis était sans doute opportunément fondé sur la définition du risque de fuite contenue dans l’article 3, § 7), de la directive retour qui définit le risque de fuite en ces termes : « [l]e fait qu’il existe des raisons, dans un cas particulier et sur la base de critères objectifs définis par la loi, de penser qu’un ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet de procédures de retour peut prendre la fuite ».[6]

Dans le même ordre d’idée, la Cour eur. D.H. a considéré : « [i]l est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de ‘légalité’ fixé par la Convention »[7].

Au vu de la souplesse des critères listés et de l’absence de critères objectifs définis par la loi, la légalité de la définition belge du risque de fuite du point de vue du droit européen et des droits de l’homme devrait être questionnée. Ce risque de fuite constitue désormais l’une des deux seules hypothèses pouvant justifier une détention d’un étranger aux fins d’éloignement. On ne peut ignorer plus longtemps la question de la légalité de sa définition. À défaut d’éclaircissement législatif ou jurisprudentiel, l’opportunité d’une question préjudicielle devant la C.J.U.E. devra sans doute, tôt ou tard, être sérieusement envisagée.

P.dH.

C. Pour en savoir plus

Pour consulter l’arrêt : Cass. (2e ch.), arrêt n° P.14.0005.N, 21 janvier 2014.

Jurisprudence

Cass. (vac.), arrêt n° P.12.1028.F, 27 juin 2012.

Cass. (2e ch.), arrêt n° P.11.0609.F, 20 avril 2011.

Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° XXX, 20 décembre 2013.

Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° 1146, 28 mars 2014.

Doctrine

P. De Bruycker, S. Mananashvili et G. Renaudière, « The Extent of Judicial Control of Pre-Removal Detention in the EU: Conceptual Framework for the Project CONTENTION », CONTENTION RR 2014/01, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, San Domenico di Fiesole (FI), European University Institute, 2014, p. 26.

P. d’Huart, « Un pouvoir d’appréciation laissé aux États quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer et aux hypothèses de détention ? », Newsletter EDEM, mars 2014.

Pour citer cette note : P. d’HUART, « La détention aux fins d’éloignement limitée à deux hypothèses », Newsletter EDEM, mai 2014.


[1] Cass. (2e ch.), arrêt n° P.11.0609.F, 20 avril 2011.

[2] Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° XXX, 20 décembre 2013 ; Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° 1146, 28 mars 2014. Voy. également P. d’Huart, « Un pouvoir d’appréciation laissé aux États quant aux mesures coercitives adéquates à appliquer et aux hypothèses de détention ? », Newsletter EDEM, mars 2014.

[3] Voy. cet arrêt postérieur de trois mois : Bruxelles (mis. acc.), arrêt n° 1146, 28 mars 2014.

[4] Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, exposé des motifs, Doc. parl., Chambre, 2011-2012 , n° 53-1825/1, 19 octobre 2011, pp. 16-17.

[5] Voy. le Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, avis de la section de législation du Conseil d’État n° 49.947/2/V, Doc. parl., Chambre, 2011-2012 , n° 53-1825/1, 19 octobre 2011, p. 52.

[6] Nous soulignons.

[7] Cour eur. D.H., arrêt Baranowski c. Pologne, 28 mars 2000, req. n° 28358/95, §§ 50-52 ; Cour eur. D.H., arrêt Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, req. n° 67/1997/851/1058, § 54.

Publié le 15 juin 2017